jade, des empereurs à l’art déco
Mercredi 9 novembre 2016 : Jade, des Empereurs à l’Art Déco visite conférence par Sylvie Ahmadian, Conférencière spécialisée en art asiatique, attachée au musée Guimet.
Cette exposition est consacrée exclusivement au jade, matière emblématique de la Chine. Elle a été réalisée avec l’appui du Musée national du Palais de Taipei, du château de Fontainebleau, de musées français et de la maison Cartier.
Les chinois ont, dès le néolithique, reconnu les qualités de cette pierre particulièrement dure (6 pour la néphrite et 7 pour la jadéite dans l’échelle de Mohs qui va jusqu’à 10 pour le diamant) et ont été fascinés par la variété des couleurs. Ils ont apprécié très tôt la sonorité du jade qui a été utilisé pour les pierres sonores, ils aimaient aussi la douceur satinée obtenue après le polissage. En plus de ses qualités esthétiques, le jade a été très tôt paré de valeurs spirituelles et morales : Confucius le considérait comme un symbole de beauté, de sincérité et de prudence.
Cependant le mot yu (référence à précieux, trésor) qui désigne le jade englobe toute une variété de pierres allant de la cornaline (jade de feu) au cristal de roche (jade d’eau). A partir du 18ème siècle, l’importation de jadéite de Birmanie sera réservée à la cour et enchantera les empereurs qui appréciaient sa couleur, allant du vert émeraude au mauve- améthyste et sa plus grande translucidité.
Depuis le néolithique la pierre était extraite de régions chinoises (Ningshao, Liaoning et Mongolie intérieure), mais l’épuisement de ces sources locales et l’augmentation de la demande a forcé les Chinois, sous les Han, à se tourner vers le jade du Turkestan (actuel Xingjiang), en particulier celui des régions de Khotan, de Yarkand et des monts Kunlun. Le jade de Khotan se présente souvent sous la forme de gros galets roulés dans le lit des rivières, enveloppés d’une « peau » qu’il faut scier pour trouver la matière précieuse. Encore aujourd’hui, les khotanais sont spécialisés dans la « pêche » au jade.
La dureté de la pierre ne permettait que le travail à l’aide d’un abrasif constitué, entre autres, de quartz, de poudre de grenats, de poudre de coquillage (et de poudre de diamant à l’époque moderne). Ceci explique le long travail qui était nécessaire pour réaliser un objet et donc son prix. Le bloc était dégrossi puis on dessinait le motif à l’aide de jus de grenade qui a la particularité de résister à l’abrasif. En plus des scies métalliques de différentes tailles on utilisait des forets et des burins. Une fois l’objet sculpté en trois dimensions on procédait au polissage à l’aide de bois, de cuir, etc. Il est intéressant de constater que les instruments et les méthodes ont peu évolué au cours des siècles. Il faudra attendre le vingtième siècle pour l’utilisation d’instruments électriques.
Un pendentif en forme de dragon sculpté dans une néphrite verte date des Zhou orientaux, période des Royaume combattants (4ème s. av. J. C.). Le corps de l’animal est décoré de petites volutes en léger relief appelées par les Chinois guwen, « grain qui germe ». Ce motif va devenir de plus en plus systématique jusqu’à la période des Han et se retrouve aussi sur les bronzes.
L’exposition ne suit pas un ordre chronologique mais commence par le 18ème siècle, période où les empereurs ont particulièrement apprécié la pierre, pour ensuite remonter aux périodes antiques, puis les jades de l’Hindoustan, les jades du château de fontainebleau et, pour finir, les pièces en jade prêtées par la maison Cartier.
Comme il a été dit précédemment, tout un ensemble de pierres semi-précieuses étaient aussi considéré comme yu. Une coupe à eau en forme de grenade et de lotus (18ème-19ème s.) est taillée dans une cornaline (jade de feu) alors qu’un vase à anses en forme de têtes de bélier (période Qianlong 1736-1795) est sculpté dans un bloc de cristal de roche (jade d’eau). Un pot à pinceaux (18ème-19ème s.) est, lui, ciselé dans du lapis-lazuli. Parfois, pour améliorer l’aspect de la pièce on chauffait la néphrite pour obtenir une coloration rousse, comme dans une petite montagne miniature à décor de daim et de personnages (période Qianlong). Cette méthode est appelée par les Chinois « peau grillée » et permettait de compenser le manque de veines colorées dans la pierre. Un bol à couvercle à décor de gousse de lotus (18ème-19ème s.) a été réalisé dans une très belle jadéite vert épinard translucide.
Les artistes décidaient de la sculpture à réaliser en fonction de la pierre et de ses couleurs : un exemple est fourni par un petit pendentif figurant deux blaireaux (18ème-19ème s.) entrelacés dont l’un est brun-vert et l’autre blanc-jaune.
Une sphère à trois anneaux imbriqués en néphrite (Dyn. Ming 1368-1644) symbolise le ciel, la terre et l’homme. Posée à plat, elle évoque le disque bi, symbole du ciel. L’anneau intérieur est orné du soleil, des étoiles et de nuages, l’intermédiaire comporte un motif de dragons (symbole du souverain régnant) et l’anneau extérieur est décoré de montagnes et d‘ondes marines pour la terre.
Le jade a aussi été utilisé comme marque de distinction, en particulier pour confectionner des sceptres ruyi et des tablettes gui. La tablette gui était employée lors de cérémonies rituelles et sert de médiation pour entrer en communication avec les forces surnaturelles. Un exemple est orné des douze symboles impériaux. Par ailleurs, depuis la dynastie des Zhou, elle est aussi un insigne de dignité et un attribut statutaire. Mais l’accessoire de jade est aussi un marqueur social et l’édit de 1521 limitant le port du jade témoigne de certains excès. Un ensemble de vingt plaques de jade blanc à décor ajouré d’oiseaux et de fleurs ornait une ceinture de mandarin du 19ème s.
Durant le règne de Yongzheng (1723-1735) le jade se fait plus rare alors que sous Qianlong (1736-1795), on peut constater la passion de l’empereur par le nombre d’objets collectionnés portant sa marque, ceci dû au fait que la province du Xinjiang est annexée et qu’on importe du jade de Sibérie et de la jadéite de Birmanie.
Des plaques sont gravées de textes impériaux ou de poèmes de l’empereur. Une plaque de néphrite rouille, originellement de la période néolithique, a été retaillée et gravée d’un écrit impérial. Cette plaque, montée en écran, renvoie à une anecdote : l’empereur craignant que sa calligraphie ne soit pas digne de la tablette, demanda, en 1746, à Zhang Ruo’ai de graver son poème sur le socle de santal. Huit ans plus tard, en 1754, Qianlong écrivit un nouveau panégyrique de cette pièce et calligraphia lui-même deux poèmes demandant à un artisan du jade de les transcrire sur la tablette.
Un autre objet collectionné par l’empereur fait aussi l’objet d’un écrit : une coupe en néphrite blanche que l’empereur pensait dater de la dynastie des Han. Lorsqu’il consulta l’expert Yao Zongren, celui-ci lui expliqua que c’était une contrefaçon et qu’elle avait été sculptée par son grand-père. Qianlong ne s’insurgea pas et plaça la coupe dans une boîte en bois sur laquelle est gravé un texte décrivant les étapes par lesquelles il était passé pour construire son jugement sur la coupe. Un coffret en néphrite verte est un véritable cabinet de curiosités miniature ayant appartenu à l’empereur. Il est compartimenté pour présenter une collection d’objets divers en jade, bois laqué, bambou, cristal de roche, améthyste, agate, lapis-lazuli, ambre, etc.
L’exposition fait un bond en arrière pour aborder les jades néolithiques. Un dragon-cochon zhulong remarquable par sa taille (H. 16 cm) est sculpté dans une néphrite vert-olive tachée de rouille. Cette créature mystérieuse, typique de la culture de Longshan (3500-3000 av. J.C.), comporte un corps serpentiforme enroulé, deux oreilles dressées, des yeux ronds et un groin plissé. Un bi à quatre sections en forme de huang, taillé dans une néphrite vert-jaune pâle est originaire de la culture Qijia, Chine du Nord-Ouest (2300-1500 av. J.C.). La production d’anneaux-disques de jade est attestée dès le quatrième millénaire avant notre ère et n’a cessé de s’accroître.
Deux lames de cérémonie dentelées yazhang, en néphrite vert olivâtre, proviennent de la culture Shimao, Nord de la Chine (1800-1500 av. J.C.). Celle dont le sommet est triangulaire préfigure les tablettes gui dont l’usage se perpétuera jusqu’à la fin des Qing. Un remarquable peigne en néphrite brune date de la fin des Shang (1250-1046). Ce peigne garni de huit dents est orné dans sa partie centrale d’un masque de taotie au-dessus de volutes symbolisant les griffes de l’animal et d’un tigre à son sommet. Une paire de pendentifs en forme de dragons taillés dans un jade vert foncé taché de rouille remonte aux Zhou orientaux, période des Royaumes combattants (4ème s. av. J.C.). Leur corps s’enroule ne forme de S et est recouvert du motif en spirale guwen « grain qui germe ».
Une plaque à décor de tigre en néphrite blanche de la dynastie des Han orientaux (2ème-1er s. av. J.C.) n’est pas sans rappeler les bronzes de l’Ordos. Le tigre blanc de l’Ouest est, ici, traité de manière compacte ce qui lui procure une certaine monumentalité malgré sa petite taille.
Un plat ajouré à motif de dragon des dynasties Liao ou Song (première moitié du 11ème s.) est travaillé dans une néphrite vert printemps. La prouesse technique associant ciselage double face et ajourage met en valeur le dragon qui ondule sur un tapis de rinceaux serrés en ajours. Les lettrés se sont entourés d’objets emblématiques et ont collectionné les antiquités mais aussi, parfois, se sont contentés d’objets archaïsants. Un vase en forme de cong (symbole de la terre), taillé dans un jade rouille, date des Song du Sud (1127-1368). Le rhyton à décor archaïsant (16ème-17ème s.) est sculpté dans une néphrite claire légèrement tachée de rouille et de gris. Une coupe dite « Mazarin » en jade blanc et ornée de chilong (dragons sans corne) remonterait au début du 15ème s. Elle est entrée dans la collection royale de Louis XIV après le décès du cardinal Mazarin.
L’expansion mongole engendrera les différents khanats et l’empire des Yuan en Chine. Le khanat de Djaghatai devint au 14ème siècle l’empire timouride sous Tamerlan (1336-1405) avec pour capitale Samarkand. Les timourides (1370-1508) apprécièrent le jade vert épinard de Khotan. Un hanap à anse en forme de dragon sculpté dans une belle néphrite verte rappelle par sa forme les pièces de métal incrusté de la sphère iranienne, mais le dragon qui orne l’anse est d’inspiration chinoise. Il pourrait dater du milieu du 15ème s. et est entré dans les collection royales entre 1681 et 1683. Une coupe quadrilobée à anse en forme de dragon, de la fin du 15ème s., est taillée dans une néphrite vert foncé et incrustée d’or. Le décor d’arabesques de style mauresque est un exemple précoce de la vaisselle de jade appréciée par les Ottomans.
L’héritage timouride sera porté à la perfection par les Moghols d’Inde (1526-1858) comme en témoigne le revers de miroir en jade blanc incrusté d’or et de pierres précieuses (première moitié du 17ème s.). La dague avec poignée à tête de cheval en jade blanc incrusté d’or, de rubis et d’émeraudes (18ème s.) et la coupe à vin en jade blanc incrusté d’or, de rubis et d’émeraude (18ème s.) démontrent la virtuosité des lapidaires indiens.
La création des salons et du Musée chinois de l’impératrice Eugénie au château de Fontainebleau eut lieu en 1861. Une grande partie des objets provenaient des envois du corps expéditionnaire qui participa au pillage du Palais d’Eté en 1860, dont le rosaire réalisé à partir de plusieurs colliers de mandarin qui fut très critiqué par l’opinion publique hostile à la campagne de Chine. Une tasse et son présentoir en or sont, en revanche, un cadeau de l’ambassadeur du Siam à Napoléon III. La tasse couverte en jade blanc cerclé d’or et son présentoir en or pourraient avoir été réservés à l’usage d’une impératrice chinoise.
Après les chinoiseries du 18ème siècle, le goût pour la Chine se redéveloppe à partir de la fin du 19ème s. pour atteindre son apogée avec l’Exposition internationale des arts décoratifs de 1925. La maison Cartier, dès 1923 va sublimer le jade et des objets en jade chinois dans le style art-déco. Un ensemble de pendules, dont la « pendule mystérieuse à l’éléphant » ou la « pendule au paysage » qui utilisent des sculptures de jade chinoises en les magnifiant par une monture enrichie d’or et de pierres précieuses, sort des ateliers entre 1925 et 1930. Un étui à cigarette reprend le motif chinois de la dame dans un jardin, motif souvent rencontré sur des assiettes du 18ème s. Clou de la collection Cartier, le collier de vingt-sept boules de jadéite vert émeraude et d’une translucidité incomparable fut monté par Cartier en 1934 pour l’actrice Barbara Hutton à la demande du prince Mdivani, son époux.