Delft et l’Orient
Mercredi 18 mars 2009
Compte rendu de la conférence d’Edouard Williamson, Administrateur de la Société des Amis du Musée National de la Céramique, Sèvres
Edouard Williamson nous a présenté cette conférence comme étant le fruit des recherches personnelles qu’il mène depuis plus de trente ans. Il a brillamment illustré son propos avec de nombreuses photos d’objets provenant essentiellement de collections particulières. La « porcelaine » (Hollands Porceleyn) de Delft, qui est en fait une faïence, naquit d’une conjonction d’éléments disparates :
– Le génie des Bataves pour le commerce maritime.
– L’engouement pour la porcelaine de Chine, surtout les décors bleu sur blanc de l’époque Ming. Les décorateurs en mettaient partout dans les palais et les maisons seigneuriales, sur les cheminées, sur les meubles et même sur les murs. – La Guerre d’Indépendance qui dans les pays bas espagnols donna naissance aux Provinces Unies.
– La guerre civile en Chine, à la chute de la dynastie Ming. Au XVIe siècle, tout le commerce avec la Chine transite par Lisbonne. C’est un empire de comptoirs créé au début du XVIe siècle culminant en 1557 avec la concession de l’Ile de Macao que l’Empereur de Chine accorde aux Portugais. La porcelaine Ming est à cette époque l’apanage des rois, et des cours princières. Elle est admirée et considérée comme magique pour sa translucidité, sa blancheur et sa sonorité.
Au début du XVIe siècle, Charles Quint est le plus puissant monarque d’Europe mais il contrôle aussi, dans le Pacifique et l’Atlantique Nord, le commerce maritime avec une flotte de vaisseaux de haute mer appelés Galions alors que les Portugais à bord de leurs Caraques gardent le monopole du commerce maritime dans l’Atlantique Sud et l’Océan Indien.
Le terme « kraak porceleyn » fut donné par les Hollandais qui capturèrent au début du XVIIe siècle une de ces caraques chargée de porcelaine Ming qu’ils revendirent sous ce nom. Anvers, au XVIe siècle, est le plus grand port du monde occidental et tout le commerce maritime y transite pour être redistribué dans toute l’Europe. Philippe II, hérite en 1555 de Charles Quint la couronne d’Espagne, comprenant les Pays Bas ex Bourguignons, puis devient roi du Portugal en 1580, par union personnelle, régnant ainsi sur tous les océans du globe. Sous son règne, la guerre s’installe aux Pays-Bas.
– En 1575 Guillaume d’Orange prend la tête des pays bas septentrionaux renommés « Provinces Unies ».
– En 1580 pour essayer de paralyser le pays, Philippe II ferme le port de Lisbonne aux Hollandais.
– En 1585 Alexandre Farnèse, envoyé par Philippe II, installe l’Inquisition à Anvers qui tombe entre ses mains. Huguenots et juifs fuient l’inquisition et partent pour les Provinces Unies, où ils fondent Amsterdam, qui supplantera désormais Anvers.
– En 1588, l’ « Invincible » Armada, partie envahir l’Angleterre d’Elisabeth 1ère se disloque devant Gravelines sous l’effet combiné des canons de Sir Francis Drake, et de la tempête qui pourchasse les navires jusqu’en mer d’Irlande.
– en 1595 la divulgation des routes maritimes par Théodore de Bry, cartographe liégeois chassé par la contre-réforme et, surtout, la publication de l’Itinerarium de Jan Huyghen Van Lindschoten vont permettre aux Hollandais de se fournir directement en Asie. Amsterdam devient le plus grand chantier naval d’Europe.
– En 1602 est créée la Vereenigde Oost-Indische Compagnie ou VOC, première société par actions au monde avec 17 administrateurs dont 14 sont, au début du 17e siècle, des juifs portugais. Grâce à la VOC, les Hollandais vont partir à la conquête commerciale de l’Orient et fonder divers comptoirs dont le principal est Batavia (actuelle Jakarta sur l’île de Java). Le commerce des épices, de la soie et des porcelaines va créer d’importantes fortunes en Hollande comme dans les différents comptoirs. Les Hollandais importent essentiellement la porcelaine dite d’exportation faite pour la Turquie et la Perse, ainsi que des pièces des fours en activité sous les derniers Ming comme Swatow (Zhangzhou au Guangdong).
– En 1644, les Ming sont vaincus par les Mandchous qui vont fonder la dynastie des Qing, mais la guerre civile qui détruit les fours de Jingdezhen va durer jusqu’en 1682. Durant cette période, la Chine du Sud va résister autour des membres de la famille impériale Ming et les fours locaux vont produire une porcelaine appelée « de transition ». Cependant, la demande étant très forte, les Provinces Unies vont suppléer au manque de porcelaines de Chine en important des céramiques de la Perse Safavide ainsi que des porcelaines du Japon mais, surtout, essayer de les imiter à Delft. – En 1648 l’Espagne reconnaîtra l’indépendance de la « république » des Provinces Unies.
Delft. Service à Rijstaffel. cl. E. Williamson
Delft. Bouteille Hoppenstein. cl. E. Williamson
A cette époque, Delft est un centre artistique très important pour la famille d’Orange. Les brasseries ruinées par les guerres sont cédées aux faïenciers dont les marques de fabrique reproduisent les enseignes des anciens brasseurs. En 1611, se forme la Guilde de Saint-Luc qui regroupe tous ceux qui font usage de couleurs ou utilisent le pinceau. La faïence de Delft est une faïence de peintres.
A l’origine, toute la céramique Néerlandaise est issue de la majolique italienne dont la terre est ocre, lourde, non sonore et avec une couverte stannifère seulement sur l’avers, l’envers n’étant recouvert que d’un émail plombifère. Au XVIIe siècle, à Delft, des familles fortunées investissent dans la fabrication de faïence et favorisent les recherches pour imiter la porcelaine. L’utilisation de terres d’alluvions et surtout de la terre de Tournai va permettre d’obtenir une pâte plus blanche et plus légère.
D’autre part, la cuisson en casettes et non plus directement au feu permet la suppression des pernettes qui laissaient des marques sur la face des pièces et l’utilisation d’un émail stannifère au revers. Au début, les artistes vont copier scrupuleusement les décors Ming qu’ils ont sous les yeux et travaillent au bleu de cobalt sur fond blanc. Un grand service à Rijstaffel signé SVE est daté des années 1680.
Delft. Vases rouleaux. Cl. E. Williamson
On continue, cependant, d’importer des porcelaines produites par les fours du sud de la Chine dont le décor de transition se caractérise par des architectures et des jardins peuplés de mandarins. Comme dit précédemment, les Provinces Unies importent aussi des céramiques de l’Iran safavide qui copient les décors kraak. Ces pièces sont caractérisées par un trait noir qui cerne les motifs et l’utilisation d’un motif récurrent de trois perles, appelé « Cintamani » commun à tout l’Islam. Ces décors seront aussi copiés à Delft et le trait noir devient un bleu-noir de manganèse.
Les Hollandais ayant récupéré la jouissance du comptoir de l’île de Dejima, en face de Nagasaki au Japon, importent la porcelaine d’Imari que les artistes de Delft vont reproduire en faïence malgré la difficulté du décor bleu, rouge et or qui nécessite plusieurs cuissons. Les décors Kakiemon connaitront aussi une grande vogue et on ira jusqu’à sur-décorer des Blancs de Chine avec un décor japonisant au XVIIIe siècle. Dès la réouverture des fours de Jingdezhen en 1682 sous le règne de l’empereur Kangxi, les Chinois copieront aussi les porcelaines japonaises à la demande des Hollandais, compte tenu du prix trop élevé des productions Japonaises.
La stabilité étant alors revenue en Chine, l’importation de porcelaine peut reprendre mais les faïenciers de Delft continuent jusqu’au XVIIIe siècle à créer des pièces s’inspirant des divers styles chinois pour une clientèle bourgeoise. A Delft, les artistes n’hésitent pas à adapter et mélanger décors et formes, parfois s’inspirant de pièces japonaises réinterprétant des modèles chinois. Les décors aux « longues dames » de l’époque Kangxi (1662–1722) sont repris et adaptés à Delft vers 1700. Sous Kangxi, les décors polychromes dits de Famille Verte sont à la mode et vont inspirer les artistes de Delft.
De même que la représentation de Guanyin (proche de celle de la Vierge, avec la même connotation de compassion) sera produite aussi bien en bleu et blanc qu’en polychromie. Delft n’hésite pas à mélanger le décor Kakiemon au décor de Famille Verte.
Delft. Beurrier à décor Famille Rose. Cl. E. Williamson
Delft. Beurrier rouge et or. Cl. E. Williamson
Sous Yongzheng (1723–1735) les porcelaines à décor de rouge de fer et or vont connaître une grande vogue et ce décor sera aussi reproduit par les Delftois sur des formes hollandaises. Les décors de Famille rose de l’époque Qianlong (1736–1796) inspireront également les artistes de Delft. Mais à la fin du XVIIIe siècle, la diffusion de la porcelaine européenne et de la faïence fine anglaise vont malheureusement amener la décadence de l’industrie delftoise, ainsi que celle de toutes les faïenceries Européennes.