Chanteurs et combattants en cage: grillons et criquets en Chine
Mercredi 18 septembre 2019: Chanteurs et combattants en cage: grillons et criquets en Chine, conférence de Michel Culas, ancien Attaché culturel et de coopération dans diverses ambassades de France (Afrique orientale, Moyen-Orient et Asie).
Les Chinois ont toujours manifesté un grand intérêt pour l’infiniment petit. Très tôt, les insectes ont figuré en bonne place dans les légendes, la poésie, la peinture, l’artisanat, la gastronomie et la médecine.
Si certains font partie des «quatre calamités» de l’agriculture (insectes, inondations, givre et sécheresse) ou classés dans les «cinq venimeux» (mille-pattes, scorpion, araignée), beaucoup sont porteur d’une symbolique positive. Le papillon «souhaitait honneurs et richesses jusqu’à 80 ans» mais était aussi le symbole d’amours indissolubles. Le grillon exprimait le courage, la cigale sous-entendait la résurrection, la mante religieuse était un exemple de ténacité farouche et la sauterelle symbolisait une longue et prolifique descendance, etc.
Grillons et criquets vont d’abord être appréciés pour leur chant mélodieux et, sous les Tang (618-907), on a commencé à les capturer et à les mettre en cage pour le plaisir de les entendre à domicile. Dans le Kaiyuan Tianbao yi shi (évènements de l’ère Tianbao, 742-756) «Lorsque l’automne arrive, les dames du palais attrapent des criquets et les gardent dans de petites cages dorées qu’elles placent sous leur oreiller afin d’entendre le chant pendant la nuit».
A partir des Song (960-1278), la classe aisée s’est passionnée pour les combats d’insectes et de grillons en particulier. C’est au 13ème s. que Jia Setao, ministre de l’empereur Lizong (1224-1264), écrit le Zujijing (le livre des grillons) qui reste une référence en matière de classement des espèces et des conseils d’élevage. Liu Tong (1593-1637) rédige le Zujichi (le recueil des grillons) sous les Ming (1368-1644) et Fang Hu, le Zujipu (le traité des grillons) sous les Qing (1644-1912). Le peintre Qi Baishi (1864–1957) a beaucoup peint le monde des insectes et en particulier des grillons et des sauterelles.
Ces insectes appartiennent à l’ordre des orthoptères (aile droite) regroupant 19 000 espèces, dont plusieurs centaines en Chine, qui se divise en deux sous-ordres. Les Ensifères qui regroupe les sauterelles et les grillons et les Caelifères parmi lesquels on trouve le criquet, hôte dévastateur de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe méridionale. Le premier groupe, malgré des formes et des tailles variées, se caractérise par de grandes antennes, une longue tarière chez les femelles et, seuls, les mâles chantent. Les criquets ont des antennes courtes et mâles et femelles chantent. Dans la plupart des espèces d’Ensifères, l’adulte mesure de 16 à 27 mm, porte une livrée allant du gris brun au brun roux ou noire, quelquefois nuancée de jaune ou de motifs noirs sur la tête. La femelle peut pondre de 10 à 150 œufs qu’elle enfouit, grâce à sa longue tarière, dans le sol ou des tissus végétaux. Les éclosions ont lieu au printemps et leur durée de vie est d’environ trois cents jours jusqu’à deux ans selon les espèces. Le chant du grillon est obtenu par le frottement de l’élytre droite (munie de l’archet) sur l’élytre gauche (où se trouve le grattoir ou chanterelle). Si le grillon est droitier, la sauterelle mâle est gauchère ! On dit que le grillon craquète, qu’il grésille ou grésillonne. En Chine, les différentes espèces possèdent des noms imagés : youhulu (gourde luisante), jinbaoda (pagode d’or), jinzhong (clochettes d’or), maling (grelot de cheval), etc.
Les études acoustiques montrent que le répertoire des grillons n’est ni appris ni improvisé, il est inné. De plus, lorsqu’ils frottent leurs élytres, ces insectes désactivent leur système auditif. La stridulation réflexe est une réponse à un excitant extérieure ; la stridulation indifférente est émise sans stimulation particulière ; la stridulation douloureuse exprime des déboires ; la stridulation sexuelle est le cas le plus connu de «phrases» rythmées par lesquelles les mâles appellent les femelles. Ce chant d’amour peut durer jusqu’à 190 minutes, peut avoir une puissance de 40 à 110 décibels et porter jusqu’à 50 mètres. La parade nuptiale précède toujours la copulation.
La criquet vert (guoguo) est lui aussi doté d’un bel organe strident. On est toujours étonné de les voir évoluer hors de leur boîte ; il faut un mois pour leur apprendre à ne pas sauter mais ils n’ont aucune aptitude au combat.
Un grillon mâle qui rencontre un congénère se comporte de deux manières, soit il entame une parade nuptiale, soit il agite ses antennes avec de brusques mouvements pour inciter l’autre mâle à la fuite ou au combat. Les combats se déroule suivant six phases: escrime avec les antennes, écartement des mandibules, prises de mandibules, corps à corps avec morsures, renversement… L’issue des échanges peut être dramatique (arrachage d’un membre, morsures à la tête ou à l’abdomen) mais aussi la fuite. Le fuyard ne reprendra pas le combat avant plusieurs jours. La stridulation dite de rivalité peut être entendue tout au long du combat mais, surtout, lorsque le vainqueur émet un véritable «couinement» de victoire qui est attendu par les parieurs. Pour tester les aptitudes des grillons et pour les exciter au combat, les propriétaires utilisent de fins pinceaux avec lesquels ils caressent les antennes, les mâchoires ou les pattes. Certains de ces pinceaux sont faits avec des poils de cheval, de chèvre, de lièvre et même de moustache de rat. Les insectes atteignent la majorité à l’été et les combats prennent place à la fin de la belle saison ou à l’automne. Les combats ont lieu à l’extérieur (jardin public, marché) ou à l’intérieur (maison de thé, maison privée, maison de marchand de grillons). Comme pour les lutteurs, les grillons ne peuvent combattre que dans leur catégorie (lourds, moyens ou légers) et, si possible, dans la même couleur. Le combat est donc précédé par une sélection qui commence par le pesage. Il se déroule dans une arène qui est un large plat peu profond en céramique.
Pendant la Révolution culturelle (1966-1976), élever des grillons chez soi ou les faire combattre était hautement répréhensible car considéré comme un passe-temps bourgeois. Depuis 1978, ces règles sont tombées en désuétude sauf pour les paris qui restent officiellement interdits. Cependant, du Nord au Sud, on continue de parier d’une manière effrénée sur les combats de grillons.
Les Chinois ont classé les combattant selon leurs aptitudes morales ou morphologiques:
- les «attaquants» au chant strident et dotés d’une grosse tête qui ne sont pas forcément de grands vainqueurs car trop impulsifs.
- Les «dépressifs» caractérisés par des membres courts, une lenteur et une grande stabilité. Etant plus patients pour saisir la bonne occasion, il y a plus de gagnants que chez les «attaquants».
- Les «mixtes» qui conjuguent courage et stratégie, ils sont impulsifs et patients. C’est dans cette catégorie que se rangent les dazhangjun (grands maréchaux), plusieurs fois vainqueurs. Ils rapportent fortune et honneurs à leur propriétaire. Un de ces insectes a été vendu pour 12 000 US $ en 1999. On raconte qu’à leur mort ils peuvent être enterrés dans un minuscule cercueil d’argent. A défaut de tels fastes, on leur accorde une sépulture marquée car la croyance veut que l’année suivante, on pourra capturer de bons combattants à cet endroit.
Les méthodes de capture sont nombreuses et différentes selon les régions. Au Nord, on attend la nuit et on place une bougie à l’entrée des terriers, au Sud on utilise un petit brasero. Certains chasseurs n’hésitent pas à noyer les terriers. Les enfants continuent d’utiliser la traditionnelle paille qu’ils agitent dans le trou. Le grillon intrigué, remonte à la surface et est capturé. A la campagne les éleveurs réservent une chambre spéciale où la température est relativement constante et les insectes sont placés dans des pots individuels à couvercle.
Le fabricant y imprime sa marque, parfois le nom du propriétaire peut aussi y être imprimé, et un espace non glaçuré pourra porter le nom du grillon inscrit à l’encre de chine. On a retrouvé à Jingdezhen des pots à décor bleu et blanc de l’époque Ming. A l’intérieur de ces pots on place un petit tunnel (guolong) incurvé en céramique qui servira de chambre nuptiale ou de repos et une vaisselle lilliputienne pour la nourriture et l’eau. Certaines boîtes sont utilisées pour le transport : plus petites, elles ont une forme allongée et arrondie ou losangée et le couvercle est percé de trous.
Le régime estival comprend des légumes verts, à l’automne, des marrons ou des haricots mastiqués avec du poisson ou des larves. Une goutte de miel a un effet tonifiant avant les compétitions et les combattants ont un menu spécial basé sur du riz mélangé à des concombres, des graines de lotus et des moustiques. Il faut surveiller la santé des pensionnaires, séparer les mâles des femelles avant les combats, soigner les blessures. Pour augmenter la puissance de leur chant, certains déposent une goutte de cire sur le tympan du grillon chanteur.
Pendant la saison chaude, on élève les grillons adultes dans des pots cylindriques (ququguan), d’environ 15 cm de diamètre, moulés en céramique ou en porcelaine. Le fond du récipient est recouvert d’un fine couche de terre.
A la saison froide, grillons et criquets sont transférés dans des gourdes ou calebasses (hulu). Ces récipients, plus petits et légers sont commodes pour les transports car glissés autrefois dans les grandes manches et maintenant dans une poche. Au contact de la chaleur humaine, le passager se met à chanter pour le plus grand plaisir de son propriétaire. Les gourdes utilisées sont les fruits de lagenaria vulgaris, de la famille des cucurbitacées. Les spécialistes introduisent le jeune fruit dans un moule dont les parois peuvent être sculptées. En se développant la gourde va épouser la forme et les reliefs du moule. Ces moules sont en général brisés mais il existait des moules officiels en céramique vernissée qui étaient réutilisables d’une année sur l’autre. Pour créer ces moules on utilise des matrices en bois qui peuvent être enlevées grâce à un ingénieux système. Les motifs imprimés dans la surface peuvent être de toutes sortes, symboles auspicieux ou prophylactiques, animaux mythiques, paysages, fleurs, scènes, etc. D’autres fois, la surface est en plus pyrogravée pour accentuer les reliefs ou plus simplement pour orner une calebasse sans décor. Le récipient va être équipé d’un fond légèrement pentu à base de chaux et d’une décoction de plante pour le confort de l’occupant. Suivant l’espèce de chanteur la forme générale sera différente: en forme d’obus pour les guoguo, de bouteille avec un long col pour les bang’ertou, trapue pour les jinzhong, etc. Dans les temps modernes, d’autres matériaux ont été utilisés tels que le verre, le métal, la corne, l’os.
Pour les sauterelles verte (guoguo), les boites sont munies de simples bouchons généralement faits de bois ou de calebasse et percés de cinq ou sept trous. Pour les autres espèces, le raffinement atteint des sommets avec les bouchons qui sont faits de trois parties: une bague qui enserre l’ouverture, le bouchon proprement dit qui comprend un fin obturateur et un dôme ajouré orné (mengxin). Des matériaux tels que des bois précieux, l’ivoire et l’écaille de tortue sont utilisés pour la confection de ces bouchons. La bague et le bouchon peuvent être en ivoire et la grille et le mengxin en écaille. De plus, une fine spirale métallique est introduite sous l’ouverture pour amplifier le chant du pensionnaire.
De petites cages en métal, bambou, bois ou ivoire sont aussi utilisées pour les chanteurs ; elles peuvent être transportées, accrochées ou posées. Pour un ou plusieurs hôtes, elles s’ouvrent par des portes à potence qui coulissent vers le haut.
De nos jours, les marchés d’insectes se trouvent souvent à proximité de ceux des oiseaux. En flânant on peut ressentir la passion des amateurs pour ces minuscules chanteurs ou combattants mais vous pourrez aussi être tentés par des brochettes d’insectes. Heureusement les grillons sont tenus en trop haute estime pour faire l’objet de préparations culinaires malgré leur haute teneur en protéines (62% contre 23% pour le poulet, 20% pour le bœuf ou 17% pour le porc).
Des associations d’amateurs existent encore, aussi bien pour les chanteurs que pour les combattants. Les petits paysans d’aujourd’hui continuent de partager les mêmes joies simples et la même passion que ceux d’hier pour ces insectes attachants.