À Paris, rêver du Vietnam – Émulation et parenté de style pendant la période parisienne de Lê Phô, Mai-Thu et Vu Cao Dam (1937-1949)

Conférence par Anne Fort, conservateur en charge de la collection Asie du Sud-Est et Asie centrale du musée Cernuschi.

À l’occasion et en lien avec l’exposition “Lê Phô, Mai-Thu, Vu Cao Dam – Pionniers de l’art moderne vietnamien en France”, qui retrace la carrière de ces trois artistes, depuis leur formation à l’École des beaux-arts de l’Indochine jusqu’à la fin de leur vie en France, cette conférence se concentre sur leur période parisienne, de 1938 à 1949.

Formés à l’École des beaux-arts de l’Indochine à Hanoï, Lê Phô (1907-2001) et Mai-Thu (1906-1980) intègrent la première promotion en 1925, et Vu Cao Dam (1908 -2000), la seconde en 1926. Il s’agit de la première école supérieure de beaux-arts, selon l’acception occidentale du terme, implantée en Indochine. À l’époque, au Vietnam, le système des arts était plus proche des corporations du Moyen Âge occidental. Les artistes ne signaient pas leurs œuvres et les spécialités étaient organisées par villages ou par quartiers (céramistes, ébénistes, laqueurs, etc). Avec cette école, naît ainsi la notion d’artiste au Vietnam.

C’est à Victor Tardieu que l’on doit l’initiative de cette école. Arrivé en 1921 en Indochine, il fait la rencontre, au cours de son séjour à Hanoï, de Nam Sơn, un artiste qui avait exploré les arts de l’Extrême-Orient avant de s’essayer à la peinture à l’huile. Sa rencontre avec Tardieu fut déterminante, car Nam Sơn réussit à le convaincre de l’importance de créer en Indochine une école dédiée aux beaux-arts. Tardieu, de son côté, parvient à persuader les autorités coloniales de soutenir ce projet. L’école est fondée en 1924, il y a tout juste cent ans, et les cours débutent l’année suivante, en 1925.

En 1925, Vu Cao Dam se présente au concours d’admission de l’École mais se classe onzième pour dix places disponibles. En voyant la motivation de celui-ci, Victor Tardieu l’autorise à suivre les cours avec les lauréats. Il rattrape son niveau de dessin et intègre la promotion en 1926. À l’issue de ses études, il sort major de sa promotion et obtient une bourse pour poursuivre ses études en Europe. Son arrivée à Paris en décembre 1931 marque le début de sa carrière en France, carrière française qui sera la plus longue des trois artistes puisqu’il ne retournera jamais en Indochine.

Le principal débouché pour les étudiants de l’École des beaux-arts de l’Indochine est l’obtention d’un poste de professeur de dessin en lycée, comme ce sera le cas pour Lê Phô, affecté à Hanoï, et Mai-Thu, nommé à Huê. En 1931, Lê Phô accompagne Victor Tardieu à Paris pour l’aménagement de la section indochinoise de l’Exposition coloniale, notamment la présentation des œuvres de ses étudiants et anciens élèves dans l’un des étages de la réplique du temple d’Angkor Vat.

Exposition à l’Agence économique de l’Indochine, 20 rue de la Boétie, Paris, 1932. Archives Alain Le Kim. © Adagp, Paris, [2024].

Vu Cao Dam. Femme nue. 1930, Hanoï, Plâtre patiné. Musée du quai Branly – Jacques Chirac, Inv. 75.14406.

Vu Cao Dam, Mai-Thu, Renée Appriou, la fiancée de Vu Cao Dam et Lê Phô. Paris, vers 1937. Archives de l’association Mai-Thu suite.

À l’issue de l’Exposition coloniale, encouragé par la réception positive des œuvres de ses jeunes artistes par la critique et par le public, Victor Tardieu fait jouer son réseau pour obtenir à Paris, au sein de l’Agence économique de l’Indochine, un espace d’exposition présentant de manière quasi permanente et dans une sélection sans cesse renouvelée des œuvres envoyées directement d’Indochine, ou bien réalisée à Paris, dans le cas de Vu Cao Dam qui est déjà sur place. Parmi les œuvres exposées, certaines sont présentées dans les salles de l’exposition “Lê Phô, Mai-Thu, Vu Cao Dam – Pionniers de l’art moderne vietnamien en France” du musée Cernuschi. C’est le cas de la Femme nue (1930) de Vu Cao Dam. Toutefois, dès cette époque, le directeur de l’Agence économique de l’Indochine se plaint à Victor Tardieu que les sculptures ne se vendent pas bien et que les peintures à l’huile n’intéressent pas la clientèle française qui, dans sa quête d’exotisme, leur préfère les peintures sur soie.

L’année 1937 est une date charnière car les trois artistes se retrouvent à Paris. Victor Tardieu étant très malade – il décède en juin 1937 –, Lê Phô retourne seul à Paris pour aménager la section indochinoise de l’Exposition universelle. Il a alors le projet de poursuivre sa carrière en France. À la même époque Mai-Thu, qui n’a encore jamais quitté l’Indochine, demande une bourse pour assister à l’Exposition universelle de 1937. En venant s’installer en France, les deux artistes renoncent à leur salaire de professeur de dessin en lycée. Ils doivent donc désormais vivre exclusivement des ventes de leurs peintures. Commence ainsi une période durant laquelle ils vont souvent exposer ensemble, leurs œuvres partageant alors un même style, et ce jusque dans les années 1946, voire 1949.

Ce qui caractérise ce style commun c’est la peinture sur soie. La peinture sur soie vietnamienne est une technique mise au point au sein de l’École des beaux-arts de l’Indochine. Elle consiste à maroufler de la soie sur un carton rigide, de type bristol. Le dessin est tracé au crayon graphite puis les pigments sont appliqués avec des pinceaux-brosses. La surface est ensuite lavée à l’eau pour harmoniser et faire pénétrer les couleurs dans la soie, mais aussi pour les atténuer et effacer les coups de pinceaux. La paternité de cette technique est attribuée à Nguyễn Phan Chánh, qui aurait un jour essayé d’effacer à l’eau un coup de pinceau malencontreux sur la soie. La peinture est régulièrement enduite de couches de colle additionnée d’alun, pour fixer les pigments et éviter les moisissures.

En 1939 la guerre éclate. Lê Phô et Mai-Thu s’engagent dans l’armée française puis sont démobilisés l’année d’après, en juillet 1940. Lê Phô rejoint Nice où, grâce à des amis installés sur la Riviera place, il touche un public d’aristocrates venus de toute l’Europe. Mai-Thu, lui, est démobilisé à Mâcon, en Bourgogne, où il attire l’attention la bourgeoisie locale qui lui commande une série de portraits, comme par exemple le Portrait de Mme N.D. et de sa fille (1941). Il y mêle le style réaliste à l’occidentale, manifeste dans la ressemblance et le modelé précis des visages, tout en introduisant un accent asiatique grâce à la prédominance de la ligne et à une absence totale de relief et d’ombre dans les vêtements et le décor.

Mai-Thu. Portrait de Mme N.D. et de sa fille. Mâcon.1941. Couleurs sur soie. Collection particulière.

Lê Phô. Couple d’amoureux. Paris, vers 1938-40. Couleurs sur soie. Collection particulière. © Adagp, Paris, [2024].

Vu Cao Dam. Femme assise. Paris.1940. Terre cuite patinée Espagne, Majorque, Fundación Yannick y Ben Jakober, Inv. N° 1309.

En 1942 à Alger, André Romanet organise à la galerie d’art Pasteur, une exposition-vente des œuvres de Mai-Thu et de Lê Phô qui rencontre un grand succès. Ils présentent chacun une cinquantaine d’œuvres, représentant essentiellement des femmes occupées à des activités nobles et oisives, dans des atmosphères heureuses et idylliques.

Le style mis au point dès 1937 par Lê Phô, Mai-Thu et Vu Cao Dam se caractérise donc par un usage exclusif du support de soie marouflée sur carton et, stylistiquement, par des figures féminines à la silhouette longiligne, au visage stéréotypée, dans des attitudes élégantes, empreintes d’un maniérisme très différent de la massivité et de la simplicité des compositions du début des années 1930. Les bras étroits, longs et souples, semblent dépourvus de structure interne. Un certain archaïsme est introduit volontairement pour renforcer l’image d’un Vietnam éternel, idéal et hors du temps.

Vu Cao Dam. Femmes au bain. Paris, 1944. Couleurs sur soie. Collection particulière. © Adagp, Paris, [2024].

Mai-Thu. Deux jeunes femmes. Nice, vers 1941. Couleurs sur soie. Collection particulière. © Comité Mai-Thu, Adagp, Paris, [2024].

Lê Phô. Méditation. Paris. Années 1940. Couleurs sur soie. Collection particulière. © Adagp, Paris, [2024].

Les points de vue se multiplient dans une même composition où la perspective géométrique n’est plus respectée mais, au contraire, où les fuyantes s’évasent vers le haut, tandis que les personnages sont empilés les uns au-dessus des autres. Mai-Thu suivra ces codes définis vers 1937 jusqu’à la fin de sa vie, en variant indéfiniment ses représentations de gracieuses jeunes femmes, de mères et leurs enfants, d’enfants occupés à leurs jeux.

Vu Cao Dam, le premier à s’être installé à Paris, connaît des difficultés pour ne vivre que de ses commandes de sculptures. Dès le milieu des années 1930, il se met à la peinture sur soie. Au début, ses personnages sont massifs, réalistes, et sa palette est sombre. Puis, dès que ses camarades le rejoignent en 1937, il partage rapidement l’engouement pour ce nouveau style maniériste et y adjoint de petites statuettes en terre cuite, évoquant les mingqi, ces figurines funéraires chinoises des dynasties Han (206 av. J.-C.-220 apr. J.-C.) et Tang (618-907), mais dont l’allure vietnamienne est marquée par leur tunique longue et cintrée et leur coiffure à l’épaisse couronne de cheveux entourés d’une étoffe qui encadre leur tête.

Mai-Thu. La Source. Vanves, 1966. Couleurs sur soie, Collection Almine et Bernard Ruiz Picasso. © Comité Mai-Thu, Adagp, Paris, [2024].

Vu Cao Dam. Composition. Saint-Paul-de-Vence, 1959. Huile sur panneau. Collection particulière.

Lê Phô. Femmes au jardin (détail). Paris, 1969. Huile sur toile. Collection particulière.

Lê Phô se distingue par son goût pour les effets de transparence et de flou qui parent ses silhouettes d’une aura lumineuse. À la fin de leur carrière, si Mai-Thu reste fidèle à la peinture sur soie, Vu Cao Dam et Lê Phô l’abandonnent pour la peinture à l’huile. Installé à Vence à partir de 1952, Vu Cao Dam admire des styles plus colorés et oniriques, comme celui de Marc Chagall, par exemple, qui habite non loin de chez lui. Ses couleurs jaillissent dans un miroitement de touches où se dissolvent les éléments du décor. Lê Phô, lui, joue sur les couleurs dans un néo-impressionnisme joyeux où transparaît son admiration pour le peintre Pierre Bonnard.

Lê Văn Đệ, En Famille. Paris, 1933. Huile sur toile. FNAC. Exposé au salon des artistes français en 1933. Acheté par l’État français.

Lê Văn Đệ (1906-1966). Vierge à l’enfant. 1941. Couleurs sur soie. Collection particulière.

Un quatrième personnage pourrait bien avoir joué un rôle majeur dans l’avènement en 1937 de ce style très particulier de ces pionniers de l’art moderne vietnamien à Paris : Lê Văn Đệ (1906-1966). Lê Văn Đệ était le camarade de promotion de Lê Phô et Mai-Thu à l’École des beaux-arts de l’Indochine. Il sort major en 1930 et décroche une bourse qui lui permet de venir à Paris. Il s’installera un temps en Italie et revient à Paris en 1937 lors de l’Exposition universelle. Il retournera au Vietnam en 1938 et, plus tard, deviendra directeur de l’École supérieure des beaux-arts de Saïgon de 1954 à 1966. Les productions des peintres du Vietnam du Sud de cette époque se situent dans une étroite filiation avec le style des années 1940 de Lê Phô, Mai-Thu et Vu Cao Dam. Les représentations de femmes dans des teintes vives avec des accents très décoratifs et une stylisation d’ensemble perpétuent sur soie ce style mis au point dès 1937, dans le climat d’émulation suscité par les retrouvailles des quatre camarades à Paris.

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