Jātaka, les vies antérieures du Bouddha
Jātaka, les vies antérieures du Bouddha, conférence par Thierry Zéphir, Chargé d’études au Musée national des arts asiatiques Guimet, Professeur à l’École du Louvre.
Thierry Zéphir commence par rappeler le contexte dans lequel le bouddhisme est apparu. A partir du 2ème millénaire avant notre ère, des populations aryennes s’installent dans le Nord de l’Inde et inaugurent la période védique, du nom du corpus de textes sacrés sur lequel se fonde la croyance religieuse. Le Veda (Savoir) se compose de quatre groupes de textes et porte en germe les développements ultérieurs de divers aspects des religions du sous-continent. A partir de l’an mille av. J.C., les brāhmana évoquent la notion de samsara (croyance en la réincarnation des âmes) et, vers le 7ème s. av. J.C., les Upanishad introduisent celle de karman (la sujétion du destin des âmes aux actes et à leurs conséquences).
La pratique religieuse védique est fondée sur un ritualisme très complexe dont les prêtres (brāhmana) détiennent les clefs. En réaction à un système perçu comme trop élitiste, divers courants de pensée se manifestent vers les 6ème-5ème s. av. J.C.: le jaïnisme et le bouddhisme émergent, tous deux fondés, entre autres, sur la notion de non-violence. Les dates des fondateurs de ces deux courants sont incertaines. Le fondateur du jaïnisme, Vardhamāna (Mahāvīra), serait mort à la fin du 6ème s. av. J.C. à l’âge de 72 ans. Si le bouddhisme cinghalais propose la date de 483 av. J.C. pour la mort du Bouddha historique à l’âge de 80 ans, on considère aujourd’hui qu’une date située autour de 400 av. J.C. paraît plus probable.
Le Bouddha Shakyamuni, lors de son premier sermon, le Dharmachakrapravartana-sūtra (le sūtra de la mise en mouvement de la Roue de la Loi), expose les Quatre Nobles Vérités: constatation de l’existence de duhkha (douleur), origine de duhkha, cessation de duhkha et le Noble sentier Octuple conduisant à la cessation de duhkha.
Le Bouddha va se servir des Jātaka pour illustrer son enseignement tout au long de son existence. L’ensemble de ces enseignements a été conservé dans des textes dont le plus ancien, le canon pāli est appelé Tripitaka (trois corbeilles). La première corbeille, le Sutta Pitaka recense les paroles du Bouddha récitées par Ananda, le disciple à la mémoire exceptionnelle, après sa mort, puis transmise oralement avant d’être couchées par écrit vers le 1er siècle de notre ère. C’est la partie la plus volumineuse du canon et c’est dans cette corbeille que l’on trouve les Jātaka. Le Vinaya Pitaka est un ensemble de textes exposant les règles de la vie monastique. L’Abhidharma Pitaka contient l’ensemble des commentaires analytiques et psychologiques de l’enseignement du Bouddha.
Il y a 547 Jātaka dans le canon pāli mais il en existe un plus grand nombre qui ont été ajoutés dans les différentes régions d’Asie (canons chinois, tibétains, etc.). Les Jātaka relatent des épisodes des vies antérieures du Bouddha au cours desquelles il a fait preuve de toutes les qualités (générosité, piété filiale, abnégation, compassion, etc.) qui lui ont permis de renaître dans cette dernière vie et d’atteindre le parinirvāna (complète extinction). Les Jātaka du canon pāli se présentent toutes de la même manière: ils sont introduits par la phrase «ainsi ai-je entendu» (puisque censé être rapporté par Ananda), l’histoire est ensuite développée en une alternance de prose et de vers et se termine par une morale. La langue en est élégante et les récits menés de façon alerte.
Il existe dans le monde bouddhique six formes d’existence: dieu (deva), anti-dieu (asura), homme (manushya), animal (tiryak), fantôme affamé (preta) et damné (naraka). Il faut rappeler que toutes ces conditions sont temporaires, même les damnés peuvent se réincarner dans un état supérieur. Dans les Jātaka, le Bouddha historique s’est essentiellement réincarné dans trois de ces conditions: dieu, homme et animal ; ceci est probablement dû au fait que ces trois incarnations parlaient le plus à l’esprit et au cœur des auditeurs. La condition humaine est celle par laquelle il faut impérativement passer pour prétendre accéder au nirvāna. Un autre ensemble de textes, les avadāna (actes glorieux), explicite de façon parfois très lointaine les évènements qui ont conduit le Bouddha à l’état d’Éveillé
Le Dipankara Jātaka est un des plus représenté et conte l’histoire de l’ascète Megha et du Bouddha Dipankara. Sur un relief gandharien du 2ème s., on voit Megha prosterné, étalant sa longue chevelure pour que le Bouddha puisse traverser un passage fangeux sans se souiller les pieds. A la suite de ce geste de respect et de dévotion, le Bouddha Dipankara prédit que Megha renaîtra dans une vie future en Sākyamuni et atteindra l’éveil. Ce Jātaka a souvent été figuré dans l’art du Gandhara et en Asie centrale.
Beaucoup de Jātaka mettent en présence des animaux car la condition animalière est particulièrement propice à expliciter des qualités ou des défauts et à faire percevoir aux fidèles ce qu’il faut faire et éviter de faire.
Un bas-relief de la palissade du stupa de Bharhut (2ème-1er s. av. J.C. Inde) illustre le Kukkuta Jātaka (N° 383). On y voit un coq perché et un félin assis au pied de l’arbre. L’histoire raconte qu’une chatte essaya de tromper un coq (dans l’idée de le manger) en lui proposant de devenir son épouse dévouée. Après plusieurs essais de cajoleries, le coq (qui était le bodhisattva) la traitant de tous les noms, lui fit peur et elle s’enfuit. C’est une mise en garde contre la flatterie car les qualités morales et d’élévation d’esprit sont importantes pour les bouddhistes. En plus de la leçon, ce Jātaka traduit une psychologie propre au bouddhisme qui met, tout de même, à l’index la gente féminine. En effet dans les formes les plus anciennes du bouddhisme, la condition féminine n’était pas la meilleure et la femme est souvent perçue comme un être dangereux dont il faut se méfier. Ces textes, au-delà des leçons de morales, sont aussi très précieux pour comprendre le contexte culturel du cinquième siècle av. J.C. en Inde.
Le Rurumiga Jātaka (N° 482) met en garde contre la violation de la parole donnée. Mahādhanaka, ayant dilapidé toute la fortune héritée de ses parents se jeta dans une rivière. Un cerf doré (le bodhisattva) qui vivait près de là, le sauva de la noyade mais lui recommanda de ne pas divulguer son existence. De retour à Bénarès, notre homme s’empressa de dévoiler au roi la présence du cerf dans l’espoir de recouvrer sa fortune et une battue fut organisée. Voyant les chasseurs arriver, le cerf dévoila au roi l’histoire. Celui-ci dénonça la traitrise de Mahādhanaka et promit au cerf que tous les animaux seraient libres. Ce conte a aussi été illustré sur la palissade du stupa de Bharhut. Un tel relief était une mise en garde pour les bouddhistes contre la violation des serments. Ainsi tous les vices et travers des humains sont traités dans les Jātaka et pour les fidèles de cette époque (1er-2ème s. de notre ère), les reliefs étaient parfaitement compréhensibles. On ne sait pas qui, des images ou des textes, a précédé l’autre et certaines scènes les plus anciennes ne sont pas identifiables à la lumière des Jātaka. Il y avait probablement, à l’époque la plus ancienne de l’art bouddhique en Inde, une tradition iconographique qui s’est retrouvée combinée à la tradition littéraire un peu plus tard.
Si le Bouddha historique a pu être un acteur sous différentes formes, il a aussi été le témoin d’une scène qui s’est déroulée sous ses yeux. Ainsi le Kacchapa Jātaka (N° 215) conte comment une tortue, invitée par deux oies, saisit dans sa bouche un bâton que les deux volatiles prirent à chaque extrémité pour l’emmener dans les airs. Provoqué par des enfants, l’animal qui était bavard, ouvrit la bouche pour les admonester et tomba, s’écrasant au sol. Le bodhisattva, qui était le ministre du roi de Bénarès, en profita pour sermonner ce dernier qui était aussi un bavard invétéré. La morale de l’histoire est que la parole prononcée sans réfléchir peut se révéler dévastatrice pour soi et pour les autres. Ce conte sera repris par La Fontaine dans la tortue et les deux canards.
D’autres Jātaka vantent les qualités et les mérites des protagonistes pour inciter les fidèles à se comporter de la même manière. Ainsi des trois bas-reliefs exceptionnels en terre séchée provenant de Tumshuk, (7ème s. Xinjiang-Chine) qui illustrent le Sujati Jātaka, le Shankhacharya Avadāna et le Vishvantara Jātaka. Pour ces trois panneaux, il y a suffisamment d’éléments iconographiques pour qu’un bouddhiste puisse identifier le sujet. Dans le Shankhacharya Avadāna, on voit trois personnages dont le bodhisattva en méditation entouré de deux apsara. Sur son chignon, on peut remarquer un nid avec deux oisillons. L’histoire raconte que pendant une longue méditation, des oiseaux vinrent nidifier sur son chignon. Lorsque le bodhisattva s’en rendit compte, il aurait fait le vœu de rester immobile jusqu’à ce que les oisillons soient capables de voler. C’est un exemple de compassion et d’abnégation envers tous les êtres vivants. Ces reliefs illustrent l’intégration des Jātaka dans le bouddhisme Mahāyāna alors que le canon pali fait partie du boudhhisme Theravāda. Il faut noter qu’on peut trouver dans le Mahāyāna des Jātaka qui n’existent pas dans le canon pāli.
Dans le Shasha Jātaka le bodhisattva renaît sous forme de lièvre. Le conte met en scène le lièvre, un chacal, une loutre, un singe et un brahmane qui n’est autre que le dieu Indra voulant éprouver la capacité de générosité et de don extrême de ces animaux. Le brahmane demande aux animaux de donner une part de leur nourriture pour une cérémonie. Le chacal donna un peu de viande, la loutre un peu de poisson, le singe quelques fruits mais le lièvre dit alors «comme je ne peux te donner que de l’herbe, je vais me sacrifier et me jeter dans le feu sacrificiel». Indra, reprenant sa vrai personnalité, lui répondit que sa seule parole était suffisante tant sa générosité était grande. Dans la religion bouddhiste, le fait de donner et de surtout subvenir aux besoins des religieux est considéré comme une vertu cardinale.
Le Mahakapi Jātaka (N° 407) est un conte très célèbre qui exalte le don de soi mais aussi l’énergie et la volonté. L’histoire court que le bodhisattva était né comme roi des singes, dirigeant plus de 80.000 congénères. Ils vivaient près du Gange et mangeaient les fruits d’un grand manguier. Le roi Brahmadatta de Bénarès, désireux de posséder le manguier, fit entourer l’arbre par ses soldats, afin de tuer les animaux, mais le bodhisattva forma un pont au-dessus du fleuve avec son propre corps et par ce moyen permit à toute la tribu d’échapper. Devadatta, le cousin jaloux et méchant du Bouddha, était dans cette vie l’un des singes et, pensant qu’il avait de bonnes chances de détruire son ennemi, lui a sauté sur le dos et brisé la colonne vertébrale. Le roi, en voyant la bonne action du bodhisattva et se repentant de sa propre tentative de le tuer, prit grand soin de lui et eut un entretien avant qu’il ne meure. Par la suite il lui fit faire des funérailles royales. Il est à noter que le fait de traverser une rivière est, dans la pensée bouddhique, une illustration du cheminement vers le progrès, vers la spiritualité. Ce conte a été illustré dans toutes les régions d’Asie et intégré dans la tradition mahāyānique comme on peut le voir à Borobudur (8ème s. Java).
Le Shibi Jātaka illustre aussi ce don de soi mais avec un caractère dramatique nettement marqué. Un jour, alors que le roi Shibi (le bodhisattva) était assis au milieu de sa cour, une colombe vint se réfugier sur ses genoux parce qu’elle était poursuivie par un faucon. Le faucon demanda l’oiseau au roi car il constituait le moyen de subsistance de sa famille. Acceptant le droit du faucon, le roi lui offrit sa propre chair afin de remplir son devoir de protéger ses sujets. Un remarquable panneau du Gandhara (2ème-3ème s. Pakistan) développe parfaitement l’histoire. On y voit le roi, assis sur son trône et soutenu par sa reine tandis qu’un serviteur tient un couteau pour prélever la chair. Sous le trône, on peut apercevoir la colombe. Au centre, un autre serviteur tient une balance pour que le poids de chair soit équivalent à celui de l’oiseau. Au-dessus, le faucon en vol surveille la scène. A droite, Indra et Brahma qui sont souvent des spectateurs dans ces contes contemplent l’événement avec admiration. Ce Jātaka a lui aussi été de nombreuse fois illustré, en peinture depuis Ajantā (5ème-6ème s. Inde) jusque dans les grottes de Mogao, Dunhuang (4ème-5ème s. Chine), en sculpture depuis le Gandhara jusqu’à Borobudur en Indonésie.Le Sujati Jātaka exalte l’amour filial et le don de soi qui sont des qualités particulièrement appréciées des bouddhistes.
Le Jātaka de la tigresse, illustré sur le Tamamushi no Zushi, reliquaire japonais du 7ème s., montre un personnage qui se jette du haut d’une falaise au pied de laquelle se trouve un félin. Cette peinture est l’histoire du prince Mahāsattva, qui rencontra une tigresse affamée ne pouvant plus nourrir ses petits. Par compassion le prince choisit de sacrifier sa vie, en se donnant la mort, pour sauver celle des félins. La peinture le montre quittant ses vêtements, tombant de la falaise et dévoré par la tigresse et ses petits. Ici, encore, le don extrême de soi est exalté.
Le Sama Jātaka (N° 540) parle aussi de piété filiale. Sama (le bodhisattva) était le fils d’un ermite et de son épouse, aveugles tous les deux, le couple dépendant totalement de lui. Il s’occupait parfaitement de ses parents et subvenait à tous leurs besoins. Un jour qu’il était aller chercher de l’eau à la rivière, le roi de Bénarès qui chassait par-là, le tua accidentellement. Juste avant de mourir, Sama expliqua sa situation au roi, et celui-ci fit vœu de le remplacer auprès des vieux parents. Voyant cela, Indra ressuscita Sama, rendit la vue aux parents et libéra le roi de son vœu. Cette piété filiale et l’extrême générosité d’un souverain sont illustrées sur un bas-relief du stupa N° 1 de Sānchi (1er-2ème s. Inde) mais ont aussi connu un grand succès en Asie du Sud-Est.
Le Nimi Jātaka (N° 541) conte l’histoire du roi Nimi (une des dernières réincarnations du bodhisattva), extrêmement pieux et vertueux, qui désirait connaître le destin des êtres de toute origine en fonction de leurs actions. Il demanda au cocher du dieu Indra de visiter tous les séjours où une âme, méritoire ou non, peut se retrouver après une vie ou une autre. Il va d’abord parcourir les enfers où les pécheurs subissent d’horribles souffrances dépeintes avec détails, puis les séjours célestes qui sont très plaisants pour finir au sommet du mont Meru, séjour d’Indra, le roi des dieux. A son retour dans le monde terrestre il va conter à ses sujets tout ce qu’il a vu et les engager à mener une vie vertueuse. Ce Jātaka est illustré sur un exceptionnel manuscrit birman du MNAA-Guimet qui fut exposé lors de l’exposition Buddha, la légende dorée. Cette peinture longue de 950 cm, pliée en accordéon, date de 1869 et décrit avec beaucoup de détails les horreurs des enfers comme les plaisirs et les divertissements des cieux.
Le Vishvantara Jātaka (N° 547), le dernier du canon Pāli, est un des plus populaires dans toute l’Asie car il raconte l’avant-dernière incarnation du Bouddha Sākyamuni. L’histoire court que le Roi Vishvantara, ayant fait le vœu de ne jamais refuser une demande, céda tout ce qu’il avait de plus cher. Sur la requête de brahmanes, il donna son éléphant blanc (joyau d’un souverain universel) ce qui lui valut d’être banni du royaume ; puis, toujours à la demande d’ascètes, il offrit son char et son cheval, ses enfants et enfin son épouse. Indra, ayant voulu tester le don de générosité du futur Bouddha, se manifesta alors pour lui restituer tout ce qu’il avait donné. Ce Jātaka a été l’un des plus représentés au travers des siècles, depuis l’Inde jusqu’en Chine et dans toute l’Asie du Sud-Est. Une des plus belles transcriptions en sculpture se trouve sur un torana (portique) du stupa N°1 de Sānchi (1er-2ème s. Inde). Toute l’histoire y est détaillée et beaucoup de sentiments y sont exprimés malgré une certaine naïveté dans la sculpture. Le conte met en scène les tenants de la religion adverse, l’hindouisme, qui y sont décrits sous un jour critique et démontre que les bouddhistes sont des parangons de vertu. Le roi Vishvantara incarne ici la quintessence des vertus du bodhisattva, la compassion bouddhique au-delà même du sacrifice de sa propre vie.
Certaines peintures montrent le Bouddha entouré de ses vies antérieures ou le montre contant trois Jātaka comme dans une peinture tibétaine du 18ème s. où sont figurés trois de ces récits.
L’importance des Jātaka est perceptible par le nombre de représentations sous toutes les formes artistiques et dans tout le monde bouddhique, avec, éventuellement, des interprétations locales qui permettaient d’enseigner la Foi de manière imagée et compréhensible par l’ensemble des fidèles.