Dieux, esprits et démons du royaume de Chu (6ème– 3ème s. av. J.-C.)

Dieux, esprits et démons du royaume de Chu (6ème– 3ème s. av. J.-C.), conférence par Alain Thote, directeur d’études, École pratique des Hautes Études.

Comment les dieux, les esprits et les démons ont-ils été représentés dans la Chine ancienne ? Telle était la question posée à l’origine de cette conférence. Depuis longtemps, il ne subsiste plus aucun temple de la Chine pré-impériale, ni de monuments, encore moins de statues religieuses. Le contraste avec l’Égypte, la Mésopotamie et la Grèce est de ce point de vue tout à fait saisissant. Partant de ce constat, Alain Thote a indiqué que jusqu’au 6ème s. av. J.-C., le royaume de Chu ne faisait pas exception. En dépit des cultes rendus à ses dieux, il n’existait pas d’œuvres sculptées ou peintes les représentant. C’est seulement dans le courant du 6ème s. av. J.-C. que de manière progressive des sculptures et des images sont apparues. Pour l’essentiel, et ceci vaut pour l’ensemble des pays composant le monde chinois jusque vers 500 av. J.-C., la religion était tournée vers les ancêtres, mais ceux-ci n’étaient jamais figurés: leurs noms étaient écrits sur des tablettes posées sur l’autel du temple ancestral, ce qui suffisait à manifester leur existence. L’importance du culte qui leur était dédié se traduisait dans l’architecture des temples dont l’archéologie relève parfois les traces dans le sol et dans la production en bronze d’ensembles de vases rituels et de cloches pour les cérémonies. En Chine, chaque ancêtre était en soi une sorte de dieu protecteur de la lignée.
Grâce à des manuscrits découverts dans le royaume de Chu, on sait que les habitants de la région du cours moyen du fleuve Bleu honoraient non seulement leurs ancêtres, mais aussi toutes sortes de dieux, et qu’ils recouraient à la divination. Ils consultaient les devins dans de nombreuses circonstances, en particulier lorsque leur vie était en danger. C’est le cas, par exemple, d’un homme apparenté à la famille royale de Chu qui y servit comme ministre de la justice jusqu’à sa mort en 316 av. J.-C. Dans sa tombe étaient déposées des archives de divination et des indications sur les sacrifices à offrir aux dieux afin de guérir de la maladie qui devait l’emporter. Préoccupé par la dégradation de son état, l’homme interrogea le destin durant les deux dernières années de sa vie. Ces registres au jour le jour nous apportent beaucoup de lumière sur les pratiques divinatoires et les liens qu’entretenaient les habitants de Chu avec leurs ancêtres, mais aussi avec leurs dieux. Une centaine de divinités y sont mentionnées, ce qui constitue une révélation pour les chercheurs, car leur nom n’apparaît pas dans les textes transmis jusqu’à nous par la tradition lettrée.
A partir du 5ème siècle, les premières images des dieux nous les montrent sous l’aspect d’êtres possédant à la fois des traits humains et un aspect zoomorphe. Plusieurs exemples ont été présentés. Ces images sont apparues en Chine au moment même où les artistes ont aussi commencé de représenter des scènes dépeignant des activités humaines, car auparavant on ne figurait pas plus les hommes que les dieux, à quelques exceptions mineures près. Les deux phénomènes sont donc apparus conjointement.

Zhenmushou. Bois avec traces de polychromie et bois de cerf naturels. 4ème-5ème s. av. J.C. Royaume de Chu.

Zhenmushou à deux têtes. Bois avec traces de laque noire et rouge et bois de cerf naturels. 4ème-5ème s. av. J.C. Royaume de Chu.

Sarcophage intérieur du marquis Yi de Zeng. Deux rangées de gardiens encadrent la porte. Bois laqué et peint.

Ce progressif intérêt pour l’aspect physique des dieux transparaît dans l’évolution de sculptures en bois déposées dans des tombes du royaume de Chu: il s’agit de gardiens protecteurs (zhenmushou). A l’origine, leur aspect n’a nullement été figuratif: sur un socle est fiché un poteau symbolisant le corps de la créature, et ce poteau est couronné par une tête aux traits à peine suggérés. Au sommet du crâne sont plantés des bois de cerf, une constante de toutes les sculptures. Progressivement, la tête est devenue cubique et s’est enrichie de traits évocateurs, des yeux globuleux et une langue démesurée sortant d’une large bouche. La toute dernière étape, au 3ème s. av. J.-C. témoigne d’un développement surprenant: la tête du monstre devient une tête humaine, mais toujours avec une langue saillante démesurée. Si dans leur majorité les zhenmushou ont un aspect abstrait, ils prennent parfois une forme «naturaliste» tout enrestant aussi effrayants, et surtout ils sont montrés en action, dévorant des serpents. Il s’agit en fait de leur activité principale. D’une manière générale, les reptiles sont constamment présents dans l’art funéraire de Chu. Et leur présence perdura jusqu’au début de l’époque des Han dans la région du Hunan, qui appartenait auparavant au royaume de Chu, comme le révèlent les peintures de la tombe 1 de Mawangdui (peu après 168 av. J.-C.). L’un des quatre cercueils emboîtés de la marquise de Dai était laqué en noir et peint de toutes sortes d’êtres surnaturels évoluant parmi des nuages. Ceux-ci ​​sont des métaphores du qi, c’est-à-dire de l’énergie vitale inhérente au cosmos. Plusieurs créatures de l’au-delà portent des bois de cerf et dévorent des serpents tandis que la défunte, figurant tout en bas de la peinture, commence à s’engager dans l’au-delà peu après sa mort. Il était apparemment de la plus haute importance de préserver le cadavre contre les serpents, considérés comme des créatures maléfiques susceptibles de s’en nourrir.

Détail du sarcophage de la marquise de Dai. Bois laqué et peint.

Détail du sarcophage intérieur du mar-quis Yi de Zeng. Une des trois créatures anthropomorphes aux prises avec des serpents. Bois laqué et peint.

Les dieux du royaume de Chu avaient une forme hybride combinant des caractéristiques zoomorphes et anthropomorphiques. Les artistes qui les ont représentés se sont fondés sur les légendes et les croyances qui circulaient parmi les habitants. Ils ont projeté dans leurs œuvres en deux ou trois dimensions le produit d’un imaginaire collectif. Le cas des peintures funéraires de la tombe du marquis Yi de Zeng (mort en 433 av. J.C.), située près de Suizhou (Hubei), est très parlant. Le défunt était inhumé dans deux cercueils emboîtés. Le plus petit des deux est entièrement peint: on y voit deux portes encadrées par des créatures hybrides armées de hallebardes, une fenêtre, et toutes sortes de créatures imaginaires associées à des serpents ou combattant des serpents. Très probablement, il s’agit d’une représentation de l’au-delà et des fonctionnaires, souvent à l’aspect terrifiant, qui le régissaient. À première vue, les peintures du cercueil intérieur évoquent une architecture de manière symbolique. D’autre part, le plus grand cercueil, de dimensions assez considérables (L. 3 m x l. 2 m x H. 3 m), au lieu d’être fermé hermétiquement, était percé sur un côté d’un orifice de 40 sur 40 cm env. A quoi cette ouverture a-t-elle donc pu servir ? Pour le comprendre, il convient d’examiner la structure de la tombe.

Vue aérienne de la tombe du marquis Yi de Zeng lors de sa découverte.

Sarcophage extérieur du marquis Yi de Zeng avec l’ouverture sur le côté. Bois laqué et peint.

Par leur mobilier respectif, ses quatre compartiments de grande taille évoquent symboliquement les principales activités de Zeng Hou Yi: à l’est, le logement privé du marquis dans son palais ; dans le compartiment central, un temple pour l’accomplissement des rituels ; au nord, un arsenal pour la guerre et la chasse ; et le dernier compartiment à l’ouest, le harem du marquis, ou sa domesticité. De plus, entre les quatre compartiments, de petites ouvertures d’environ 40 cm de côté étaient percées dans les murs. Il est clair que cet aménagement et la correspondance avec les ouvertures peintes sur le cercueil devaient suggérer la circulation de l’une des âmes du défunt, celle qui reste avec le corps à l’intérieur de la tombe. Il s’agit là d’un premier témoignage concret, et d’autant plus précieux, d’une croyance qui allait se développer largement par la suite.D’autres images des dieux ont existé dans le royaume de Chu. A titre d’exemple, Alain Thote a illustré son propos en montrant le célèbre manuscrit sur soie, dit «Manuscrit de Chu» (3ème s. av. J.-C.), une sorte d’almanach représentant les dieux des mois et des saisons, et indiquant les moments propices ou défavorables à toute entreprise dans laquelle un individu souhaiterait se lancer à tel moment de l’année. Sont ainsi évoqués la guerre, la construction des maisons, les mariages, les sacrifices, etc. Comme dans les cas précédents, les dieux sont en général figurés de face, ce sont des hybrides, ils ont des griffes, des visages aux traits humains, mais souvent de forme carrée. Des cornes, des antennes, ou une langue de serpent sont leurs attributs. Parfois ils possèdent plusieurs têtes, et celui du 11ème mois dévore un serpent.

Détail du sarcophage intérieur du marquis Yi de Zeng. Gardiens munis de halle-bardes. Bois laqué et peint.

«Manuscrit de Chu». Encre sur soie.

A la fin de la conférence, Alain Thote a soulevé trois questions. Quelle fut la source de ces images nouvelles ? Existait-t-il ailleurs que dans le royaume de Chu des images comparables ? Enfin, du point de vue religieux, comment faut-il interpréter l’évolution observée, au cours de laquelle au culte des ancêtres qui dominait la vie religieuse des élites s’est ajouté un culte multiforme nécessitant la création d’images figurant des génies, des dieux et d’autres créatures hybrides ? L’intensification des échanges dans toute la région du cours du fleuve Bleu à l’époque des Royaumes combattants (481-221 av. J.-C.), les transformations sociales liées aux changements dans l’exercice du pouvoir, la constitution de nouvelles élites, les brassages de population consécutives aux conquêtes de Chu, l’évolution des mentalités qui en a résulté au sein du monde chinois sont quelques-uns des changements majeurs ayant favorisé cette situation nouvelle. Dans son expression, l’art religieux qui tirait initialement son inspiration du monde animal, réel ou imaginaire, changea alors de nature.

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