La symbiose entre l’homme et la nature chez François Cheng
Conférence de Guochuan ZHANG, professeure agrégée de chinois à l’INALCO.
François Cheng 程抱一 « embrasser l’unité » écrit son premier poème en prose en chinois à l’âge de 15 ans. Intitulé L’eau, il est retranscrit pour le Cahier n°140 que lui dédient les éditions de L’Herne (5 octobre 2022). Sa carrière poétique et sa scolarité perturbées par la guerre sino-japonaise de 1937-45, il arrive à Paris le 31/12/1948 en ayant choisi d’y rester, sans connaître un mot de français. Après des cours de langue à l’Alliance française et de civilisations à la Sorbonne, il découvre et éprouve « l’ivresse de nommer les choses à neuf, comme au matin du monde. ». Il s’efforce ensuite d’introduire la poésie et l’art chinois en Occident par des essais majeurs et des monographies sur des peintres classiques. Il poursuit ce dialogue entre cultures en traduisant des poètes français et chinois, tout en entamant sa propre création littéraire avec son premier roman Le Dit de Tianyi. Parallèlement, il développe une œuvre poétique en français, couronnée par plusieurs recueils dont une trilogie essentielle publiée chez Gallimard.
La conférence se concentre sur le volume À l’orient de tout, publié en 2005 chez Galimard et qui regroupe en fait cinq recueils antérieurs. Mme Guochuan ZHANG présente La symbiose entre l’homme et la nature en s’appuyant essentiellement sur les deux premiers recueils : Double chant composé de deux parties : Un jour, les pierres (I) et L’arbre en nous a parlé (II) ; et Cantos toscans, « un dialogue élargi avec la terre qui nous porte, cette vallée où poussent les âmes » en référence à John Keats « The Vale of the Soul-making ».
Chez François Cheng, la nature n’est jamais vraiment un arrière-plan, il a toujours été admiratif de sa beauté, source d’inspiration. Son attachement à la nature s’enracine en deux lieux emblématiques : le Mont Lu en Chine et la Toscane
![]() Shitao (1642-1707), Vue de la cascade du mont Lu (détail). ©Musée Sen-oku. |
![]() Shitao (1642-1707). Vue du mont Huang. ©musee du palais Pékin. |
![]() Shitao (1642-1707), Bambous à l’encre, (collection particulière). |
François Cheng donne à voir l’esthétique de la poésie chinoise, en s’appuyant sur la peinture ancienne et calligraphique à travers l’étude de Shitao (1642-1707) et sa peinture Vue de la cascade du mont Lu, conservée Musée Sen-oku au Japon, est l’expérience du paysage extérieur qui devient le monde intérieur de l’homme. Le Mont Lu n’est pas choisi au hasard : c’est en Chine un haut lieu bouddhiste et taoïste. Montagne emblématique et sacrée pour l’homme, elle fait écho à la dialectique du double chant, comme dans Cantos toscans (Unes, 1999), où la nature et l’homme ont un dialogue de proximité et de respect naturel : « comme la terre gorgée de soleil qui nous porte ».
Plus personnellement aussi, vers l’âge de sept ou huit ans, le jeune François passe tous ses étés au Mont Lu, petite chaîne de montagne située au bord d’un fleuve et entourée de lacs, formant des brumes qui se déchirent, laissant apparaitre avec mystère les cimes du Mont Lu : « L’eau du fleuve s’évapore en nuages, retombe en pluie, réalimentant le courant de l’éternel retour ». Pour lui, les brumes et nuages sont un des chaînons du cycle de l’eau, image omniprésente dans sa poésie et illustration de la cosmologie taoïste.
Ces deux lieux de la nature sont empreints de regards et de réflexions entre la nature et l’homme, ils sont emblématiques de l’histoire de l’art : en Chine avec plus de 4 000 œuvres poétiques consacrées au Mont Lu, et parallèlement en Toscane, berceau de nombreux artistes avec la Renaissance italienne. La nature, loin d’être une entité inerte et passive, engage un dialogue avec l’homme. Si l’homme la regarde, elle le regarde aussi. Si l’homme lui parle, elle lui parle aussi. Un renversement de perspectives s’effectue entre l’homme et la nature : tandis que l’homme devient l’intérieur du paysage, celui-ci devient le paysage intérieur de l’homme. Les recueils de poèmes de François Cheng instaurent un dialogue constant entre macrocosme et microcosme, entre l’être et la nature.
Dans le Shijing, ou Classique des poèmes, la plus ancienne anthologie de poésie chinoise rassemblant les poèmes du 15e au 5e siècles avant notre ère, on trouve déjà l’usage d’images naturelles pour exprimer des émotions humaines. Les procédés poétiques du « bi » (comparaison) et du « xing » (incitation) révèlent la dimension profondément humaine de la nature. Par rapport à la poésie occidentale, F. Cheng montre que la métaphore peut être considérée comme proche du bi en recourant à la comparaison par l’image (le bi incarne un processus du sujet vers l’objet : mouvement du sujet, l’homme, vers la nature), et la métonymie en ce sens peut être proche du xing, car elle est fondée sur la continuité et rapproche le sens (mouvement de l’objet, de la nature, vers l’homme). Selon F. Cheng, on suggère bien plus par les images qu’en disant directement ses sentiments. Pour lui, il ne faut pas dire ses sentiments en détails, mais plutôt les rapprocher et les donner à voir comme des images ; à travers des images. Le poète apparait ainsi comme un déchiffreur, autant qu’un ordonnateur d’images. Ce qui émerge à travers ces deux figures de style est le rapport toujours renouvelé entre l’homme et la nature.
![]() François Cheng. Souffle-Esprit. Collection Essais. Éditeur Points. |
![]() Su Shi (1037 1101), Arbre desséché et rocher étrange (collection particulière). |
L’oie sauvage pour le règne animal ou l’oiseau migrateur occupe déjà une place prépondérante dans l’esthétique traditionnelle chinoise (peinture et calligraphie). Ici elle représente aussi le poète lui-même, survolant entre deux mondes et se faisant le passeur entre deux cultures. Lorsqu’il est élu membre de l’Académie Française en 2022 et qu’il décide de la forme de son épée d’académicien, elle porte les discrets symboles de son univers personnel et intime. Parmi eux, ceux du voyageur lointain avec l’envol d’oies sauvages, qui n’est pas sans rappeler les deux dernières strophes page 39 dans À l’orient de tout (Œuvres poétiques, Poésie Gallimard, 2005) :
Seule lune sur seul étang
D’où s’envole l’oie sauvage
Vers l’infini ouvert
Au-dedans de toi-même
Du règne végétal émerge plusieurs figures de l’esthétique traditionnelle chinoise reprises par F. Cheng, dont deux expressions chères aux lettrés. Les trois amis par temps froid, Suihan Sanyou, font référence au pin, au bambou et au prunus, et incarnent les vertus de persévérance, d’intégrité et de modestie, représentant ainsi les qualités primordiales de l’homme lettré.
Et les quatre hommes de bien, ou nobles plantes (花中四君子) qui sont l’orchidée, le bambou, le chrysanthème et le prunier. Un thème favori des lettrés en peintures de fleurs et oiseaux, qui identifient ces quatre plantes aux vertus confucéennes comme l’intégrité et la persévérance.
Dans son discours sur la vertu, F. Cheng explique le sens symbolique du bambou dont les tiges acérées sont proches des traits de la calligraphie. Le bambou incarne droiture, fraîcheur, dépassement de soi et humilité, grâce à sa croissance par étapes et à son cœur « vide » symbole de vacuité. Ses feuilles qui murmurent au vent ajoutent une dernière vertu : la grâce méditative du recueillement et du chant.
Le rocher, autre symbole récurrent dans l’œuvre de François Cheng, se retrouve communément associé à celui de l’arbre. Cette association « arbre-rocher », s’inscrit au sein d’une longue tradition présente dans les travaux des lettrés chinois, et se retrouve ainsi intimement lié à la démarche artistique de François Cheng. Une quête que F. Cheng vient lui-même appuyer lors de la rédaction de Souffle-Esprit (1989) et qui soutient sa propre création artistique. Il y consacre un chapitre entier, intitulé « Arbres et rochers » dans lequel il explique les valeurs philosophiques qu’il associe à ses éléments, ainsi que les techniques picturales qui leur donnent vie.
Tantôt arbre maigre et rocher stérile, tantôt arbre luxuriant et rocher fertile, la complémentarité de ces représentations fait naître une harmonie entre ces deux symboles, permettant à chacun de donner son sens et son existence à l’autre. Dans la tradition des lettrés, le rocher revêt de multiples sens et existences : solitude, persistance, incarnation de l’éternité. François Cheng puise dans ces significations et souligne que les rochers représentent la poursuite de l’idéal et de la foi, illustrant la nécessité de persévérer faces aux épreuves de la vie. Dans ses poèmes, il personnifie les rochers et créer un lien entre la peinture et les émotions des hommes.
Au-delà de cette première symbiose entre la nature et l’homme se révèle une autre forme de symbiose, qui unie les arts, constante et présente à travers la poésie, la peinture et la calligraphie. Cette symbiose créatrice des arts renforce le réseau complexe de significations des matières et des images. A travers le corpus choisi, la conférence porte spécialement sur trois figures saillantes, emblématiques de la poésie de François Cheng et qui font référence à trois images symboliques de la tradition esthétique chinoise : l’oie sauvage pour la faune, le bambou pour la flore, et le rocher pour le non-organique.
![]() L’épée d’académicien de François Cheng, créée par le joaillier Mellerio. |
![]() François Cheng. A l’orient de tout. NRF. Éditeur Gallimard, 2005. |
![]() François Cheng, Et le souffle devient signe, Paris, 2014, p. 80-81. Éditeur L’Iconoclaste. |
![]() François Cheng, Et le souffle devient signe, Paris, 2014, p. 111. Éditeur L’Iconoclaste. |
Sur son épée d’académicien figure un hommage à l’un de ses arts de prédilection : la calligraphie avec la présence du caractère 和 qui signifie « harmonie ». Ce caractère évoque les concerts des voix, l’action de « faire écho » et sous-entend l’écho, l’accord, l’harmonie, la paix, et l’union – autant de notions centrales dans la pensée de l’artiste qu’il met en place sur son épée et dans ses œuvres.
Dans son travail calligraphique, François Cheng renouvelle l’approche des caractères chinois en leur donnant une rondeur qui contraste avec la structure carrée traditionnelle. Il y introduit également de petits points, interprétés soit comme la présence de l’homme soit comme l’incarnation du souffle (qi) qui traverse et vivifie l’œuvre. Mobiles et circulaires, ces points jouent un rôle « névralgique » comparable à celui du minuscule personnage dans les paysages chinois ou du point coloré chez Corot, apportant une vibration humaine au cœur de la composition.
En plus de l’ajout de points au sein de ses calligraphies, François Cheng joue aussi sur la forme même des caractères. Il bouleverse l’équilibre traditionnel des caractères chinois en introduisant une symbiose entre l’élan des traits chinois et le tracé cursif occidental. Il joue ainsi sur l’ambivalence de l’écriture de ses deux cultures. Ce jeu reflète l’ambivalence de son écriture biculturelle, et peut se matérialiser par la création de nouveaux caractères, lorsqu’il décide de fusionner le caractère de ses deux cultures et vient supprimer une des clefs afin d’en créer un caractère unique, unissant ses deux cultures. Cette union se retrouve aussi sur son épée d’académicien, où figurent les initiales « FC », symbolisant à la fois son nom d’artiste mais également l’acronyme culturel France – Chine. François Cheng exprime ainsi à travers son art une union entre ses deux cultures et une symbiose entre l’Homme et la nature.
France-Gabrielle de la Gueronnière et Clara Monnier-Blondeau.











