Hàm Nghi (1871 – 1944), empereur exilé et premier artiste moderne vietnamien

Conférence d’Amandine Dabat, Docteure en histoire de l’art, Université Paris-Sorbonne (Paris IV).

Au cours de cette conférence, Amandine Dabat présente le parcours exceptionnel de Hàm Nghi (1871 – 1944), empereur du Viêtnam exilé en Algérie à partir de 1889 où il est devenu le premier peintre moderne vietnamien formé par les Français. Son histoire est connue grâce à la découverte de ses archives privées, qui représentent 5 000 pages conservées par sa famille ; croisées avec le fond colonial en partie conservé au Viêtnam ainsi qu’aux Archives nationales d’Outre-mer d’Aix-en-Provence, elles ont permis à Amandine Dabat d’écrire la biographie de son ancêtre.

Né en 1871, Hàm Nghi monte sur le trône en 1884. Le protectorat français est signé depuis 1883 ; la légation française est installée dans l’enceinte de la citadelle pour faire pression sur les Vietnamiens. Durant l’été 1885, le ministre de la guerre, qui est également régent, tente de repousser les Français en dehors de la citadelle. Suite à son échec, l’ensemble de la cour prend la fuite vers les montagnes tandis que le palais de Hué est saccagé. Après deux jours, la cour rentre dans la citadelle mais le régent emmène l’empereur et déclare, en son nom, la résistance anti coloniale contre les Français. En effet, cet événement s’inscrit dans le contexte de la colonisation française de l’Indochine. Le protectorat est appliqué au Viêtnam sur trois régions devenues des entités administratives différentes : le Tonkin, la Cochinchine et l’Annam. Cette dernière est la partie centrale du pays et correspond à la région gouvernée par l’empereur Hàm Nghi.

Anonyme, Annam : capture de l’ex-roi Hàm Nghi par des officiers français. États-Unis, 1888. Reproduction. Gravure de journal.Bridgeman Images GCL3416343. ©Granger / Bridgeman Images.

Nguyễn Văn Cẩm (Kỳ Đồng), Hàm Nghi et son régent Thuyết menant la résistance anticoloniale. Alger, Années 1890. Encre et pigments sur papier. Fonds Hàm Nghi, PHN 49. Collection particulière.

Les Français tentent de retrouver l’empereur en fuite. Finalement, après trois ans de recherches, ils le capturent le 29 octobre 1888 suite à la trahison du chef de sa garde. Il est envoyé en Algérie, qui est alors un département français. Âgé de 18 ans, Hàm Nghi arrive le 13 janvier 1889 à Alger. Il est accueilli par les autorités françaises surprises d’accueillir un jeune homme atteint de paludisme et non pas un dangereux ennemi. Une politique dite « bienveillante » est alors appliquée à son égard ; des négociations entre les autorités françaises en Algérie et celles d’Indochine ont lieu pour déterminer les conditions de détention de l’empereur. Ce dernier est finalement installé dans une villa néo-mauresque sur les hauteurs d’AlgerHàm Nghi prend alors des cours français, mais également des cours de dessin et de peinture auprès de Marius Reynaud qui lui délivre un enseignement semblable à celui de l’École des Beaux-Arts de Paris. S’il s’agit dans un premier temps d’une manière de le rendre «pro français» au cas où il soit renvoyé sur le trône d’Annam, Hàm Nghi se prend finalement de passion pour le domaine des Beaux-arts et se met à pratiquer son art tous les jours.

La plupart des œuvres conservées de l’empereur déchu sont des paysages, mais les archives ont révélé qu’il peignait également des natures mortes, des portraits ainsi que des vues architecturales. Deux peintures représentant des paysages (Sans titre, 1889 et 1890, huile sur toile, collection particulière) figurent parmi les plus anciennes œuvres que l’on connaisse. Datables de la fin des années 1890, elles témoignent de sa technique ; les lignes de fuite tracées au crayon sont encore visibles sur ces deux œuvres.

Son Autoportrait (1896, mine de plomb sur papier, collection particulière), réalisé d’après une photographie, est l’un des deux seuls dessins de Hàm Nghi actuellement conservés. Les œuvres qui nous sont parvenues sont celles qu’il a offertes à ses proches ou qu’il a emmenées avec lui avant la guerre d’Algérie qui a entraîné la destruction de sa villa et des peintures qu’elle renfermait. Aujourd’hui, entre 130 et 150 œuvres nous sont parvenues.

Hàm Nghi (1871-1944). Sans titre. Algérie, 6 janvier 1903. Huile sur toile, Collection particulière.

Hàm Nghi (1871-1944), Avant l’orage. Algérie, 1904. Pastel sec sur papier marouflé sur toile. Collection particulière

Le motif de l’arbre est particulièrement présent dans les paysages de Hàm Nghi. Amandine Dabat émet plusieurs hypothèses quant à la régularité de ce motif. Tout d’abord, elle souligne la possibilité d’une peinture de mémoire ; l’arbre serait une manière de se souvenir de son pays natal. Le vieil arbre peut en effet être celui qui vient marquer le lieu de culte au Viêtnam. La peinture de Hàm Nghi est également inspirée par le travail de l’École de Barbizon qui a fait de l’arbre la figure principale du paysage. Par ailleurs, ce motif peut également être une métaphore de l’isolement de l’empereur exilé.

« Je lis sur mes tableaux la vicissitude de mes tristes pensées. Ma joie et leurs milles nuances et je repasse un à un tous les plis de mon cœur. Et c’est pour moi une source où je puise encouragements et consolations » (Brouillon de lettre de Hàm Nghi au Colonel de Gondrecourt, 1er janvier 1897, BHN 4.14, Fonds Hàm Nghi).

Deux huiles sur toile représentant des paysages (Sans titre, 1899 et 1900-1903, collection particulière)  comportent un petit personnage entouré d’une nature foisonnante, à la manière de la peinture chinoise qui représente cette dernière comme un microcosme à part entière. Il se pourrait que ce petit personnage figure, lui aussi, la solitude de l’exilé.

Les rares portraits réalisés par Hàm Nghi et conservés sont celui de son épouse Marcelle (Marcelle, vers 1905, huile et mine de plomb sur toile, collection particulière) et celui de Saïd, le père de son jardinier (Saïd, vers 1930, huile sur bois, collection particulière).

Hàm Nghi (1871-1944), Marcelle Algérie, Vers 1905. Huile et mine de plomb sur toile. Collection particulière

Hàm Nghi (1871-1944), Saïd. Algérie, Vers 1930. Huile sur bois. Collection particulière.

Hàm Nghi (1871-1944), Villa à Mustapha. Algérie, 1904. Pastel sec sur papier marouflé sur toile. Musée Cernuschi, Paris. MC 2020-24. Don anonyme

Plusieurs rétrospectives de Paul Gauguin (1848 – 1903) sont organisées à Paris en 1903 suite à la mort de ce dernier. Hàm Nghi découvre alors sa production ; la peinture Le vieil arbre (1905, huile sur toile, collection particulière) comporte de nouvelles nuances de couleurs chères à Gauguin, à l’image de son mauve caractéristique ou du cerne bleu, témoignant de l’influence de cet artiste sur Hàm Nghi.

En 1904, il épouse Marcelle Laloë, fille d’un magistrat alors en poste à Alger. Il devient le père de trois enfants auxquels il transmettra, en guise de nom de famille, le surnom que lui donnent les autorités françaises, «Prince d’Annam». Élevés dans la culture française et la religion catholique, ses enfants sont naturalisés français.

Deux ans plus tard, il fait bâtir à El Biar une nouvelle villa néo-mauresque appelée «Gia Long» du nom du fondateur de la dynastie dont il est issu. Dans son jardin, il fait construire un petit kiosque (photographie, années 1920-1930, collection particulière) à l’allure de pagode vietnamienne et destiné aux jeux de ses enfants.

En 1904 , Hàm Nghi découvre le médium du pastel. Émile Guimet accepte d’exposer une dizaine de ses pastels dans la rotonde de son musée. Caractérisées par des effets de contre-jour, deux œuvres représentant une Villa à Mustapha et les Champs à El Biar (1904, pastel sec sur papier marouflé sur toile), aujourd’hui conservés au Musée Cernuschi, témoignent d’une réelle maîtrise de cet art.

Quelques années plus tôt, en 1900, l’empereur rencontre Judith Gautier (1845-1917), fille de Théophile Gautier. Passionnée par son histoire, elle écrit la pièce de théâtre Les portes rouges inspirée de la vie même de Hàm Nghi et dont le manuscrit est aujourd’hui perdu. Tous deux se rencontrent lors d’une visite de l’Exposition universelle de 1900. Lui vouant d’abord un amour passionné, Judith Gautier développe finalement une indéfectible amitié avec Hàm Nghi. Elle réalise en 1901 un haut relief le représentant (Portrait de l’empereur d’Annam Hàm Nghi, 1901, plâtre, Musée Pierre Loti). Signé par Ham Nghi lui-même, il est offert à Pierre Loti.

Hàm Nghi (1871-1944). Kiosque à l’allure d’une pagode vietnamienne dans le jardin de la propriété « Gia Long ». El Biar, Algérie. Années 1920-1930. Reproduction. Photographie. Collection particulière.

Hàm Nghi (1871-1944), Allée d’arbres (Evian). France, 1911. Huile sur toile. Collection particulière

Lorsqu’il se déplace, Hàm Nghi emmène son matériel, comme à Saint-Hilaire où il travaille en série, s’inspirant des impressionnistes et de leur étude des variations de la lumière sur un même paysage. L’huile sur toile intitulée Coteaux de Deli Ibrahim (Alger) peinte en 1908 en Algérie, offerte par sa famille au Musée des Beaux-arts de Hanoï il y a un mois, témoigne également de ses recherches postimpressionnistes proches du pointillisme. De même, l’œuvre Allée d’arbres (Evian) datée de 1911 (collection particulière) est quant à elle inspirée par le travail des Nabis. Ainsi, Hàm Nghi s’approprie les Beaux-arts occidentaux à la manière des lettrés vietnamiens, qui choisissent des maîtres et s’en inspirent. Sa production est caractérisée par des allers retours stylistiques, sans linéarité, qui témoignent de toute la richesse de son travail et de la multiplicité de ses influences.

Son exposition principale est mise en place en 1926. Hàm Nghi, qui porte alors le nom de «Prince Tu-Xuan», y expose des pastels, des huiles sur toile et des sculptures. La dernière huile sur toile connue de l’artiste est réalisée vers 1930 ; il s’agit d’une représentation du travail dans les champs de blé réalisé en Dordogne, où sa fille est devenue ingénieure agronome (Sans titre, vers 1930, collection particulière). Finalement, dans les années 1920, il délaisse peu à peu les peintures pour se consacrer à la sculpture.

En 1899, à l’occasion d’un séjour à Paris, il rencontre Auguste Rodin (1840-1917) auquel il offre un dessin conservé au Musée Rodin (Femme nue debout, bras pendants, vers 1899, crayon graphite sur papier vélin). Toute une correspondance entre les deux artistes est conservée au musée et dans les archives familiales. Rodin l’accueille dans son atelier pour lui enseigner les principes généraux de la sculpture. Hàm Nghi y réalise le buste de son neveu José Ferrer-Laloë (1921, argile, collection particulière) ou celui de son beau-père Francis Laloë (avril 1923, bronze, collection particulière), où l’on reconnaît l’influence de Rodin. Parmi ce corpus de sculptures se trouve également une représentation sculptée de Gabrielle Capek (Femme, mars 1926, collection particulière) ancienne préceptrice de ses enfants devenue son amante et sa muse.

Exposition du Prince Tû-Xuan (Prince d’Annam), 15-27 novembre 1926, Paris Galerie Mantelet – Colette Weil. Catalogue d’exposition. Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, collections Jacques Doucet, CVA1 Tû-Xuan.

Judith Gautier (1845-1917). Portrait de l’empereur d’Annam Hàm Nghi. France, 1901. Plâtre. Musée Pierre Loti, MPL BI 31.

Hàm Nghi (1871-1944). Femme [Gabrielle Capek]. Algérie, Mars 1926. Bronze. Collection particulière.

Hàm Nghi (1871-1944). Tête de lit. Algérie, Années 1910-1930. Bois de citronnier ou d’oranger. Collections particulières.

A la manière des lettrés vietnamiens, Hàm Nghi ne s’arrête pas au seul domaine des Beaux-arts ; il créé également des œuvres de menuiserie et de vannerie dans son atelier installé au sous-sol de sa villa, à l’image de cette Tête de lit (années 1910-1930, bois, collection particulière) décorée du caractère chinois du bonheur.

Hàm Nghi produit des œuvres jusqu’à sa mort en 1944. Contrairement à son souhait, son corps n’a pu être rapatrié au Viêtnam. S’il était souvent insatisfait de son travail, sa production témoigne de l’éclosion d’un art moderne vietnamien dès sa formation, à partir de 1889, et ce bien avant la fondation de l’École des Beaux-Arts de Hanoï en 1924.

Hàm Nghi dans son atelier, 1938. Collection privée.

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