Genèse de l’iconographie du dragon chinois

Conférence par Lucie Li Xiaohong, docteure en archéologie et en histoire de Sorbonne Université – Paris IV.

Si le dragon occidental apparaît comme un être maléfique, doté de grandes ailes et cracheur de feu, le dragon asiatique, qui possède de nombreuses vertus, est lié au milieu aquatique. Le dictionnaire Shuowen jiezi le décrit comme «[…] le chef de file des animaux à écailles. Il est capable de s’effacer et de briller, de diminuer et de grandir, de se raccourcir et de s’allonger. À l’équinoxe de printemps il monte au ciel ; à l’équinoxe d’automne il se cache au fond des eaux.». Les cornes du dragon ont une fonction sacrée, elles permettraient au dragon céleste de monter au ciel, donc lui conférant une capacité divine. Au départ, son iconographie n’est pas fixe et connaît de nombreuses variations depuis ses premières représentations qui remontent au néolithique, au gré des légendes et des symboles qui lui sont attribués.

Au néolithique, les caractéristiques iconographiques du dragon sont très variées. La tombe de Xishuipo (environ 4000 av. J.-C.), dans le village de Puyang au Henan, présente autour du défunt, à l’est, un dragon et à l’ouest un tigre, modelés en ronde-bosse avec des coquillages. Si l’iconographie de ce dragon est proche de celle du dragon actuel, d’autres exemples montrent une iconographie plus singulière. Sur une assiette de céramique provenant de Xiangfen (province de Shanxi), datée de 1910-1780 av. J.-C., le dragon est constitué d’éléments composites : une tête de crocodile avec une langue fourchue en forme de plume, un corps serpentiforme recouvert de deux rangées d’écailles. Des pendentifs en jade en forme de C, de la culture de Hongshan (4500-3000 av. J. -C.), retrouvés en contexte funéraire, figurent le dragon avec un corps de serpent et une tête de cochon dotée d’une crinière.

Tombe de Xishuipo (environ 4000 av. J.C. (Dragon en coquillage à gauche de la photo). ©Li Xiaohong.

Assiette en céramique ornée d’un dragon. Terre cuite. Xiangfen.1910-1780 av. J.C. © Li Xiaohong.

Pendentif funéraire en forme de dragon. Jade. Culture de Hongshan. Environ 2000 av. J.C. Musée de la Cité Interdite. © Li Xiaohong.

De la même manière, dans le cas des caractères jiaguwen, ou inscriptions oraculaires, tracés sur des carapaces de tortue ou des omoplates de bovidés, il existe plusieurs variantes autour du dragon. Le Répertoire des caractères sur os et carapaces de tortue de l’époque Yinxu (env. de 1370 à 1046 av. J.-C.) dénombre 268 graphies différentes pour le dragon, lui attribuant différentes caractéristiques iconographiques ; au corps courbe ou serpentiforme, doté ou non de cornes, avec un nombre varié de pattes. Ces caractères, des pictogrammes, sont considérés comme la première écriture chinoise (mise en place à l’époque Shang 16ème-11ème  s. av. J.-C.) et présentent un intérêt particulier pour l’étude de l’iconographie du dragon. Il semble exister une corrélation entre ces caractères et les représentations du dragon ; par exemple, certains caractères semblent issus des dragons figurés sur des jades en forme de C.

Différentes graphies du caractère dragon retrouvées sur os ou carapaces de tortue. © Li Xiaohong

Après la soumission du clan du Dragon (long), réputé descendre du dragon céleste, par le roi Wu Ding du clan des Shang, le dragon apparaît également sur les bronzes. À l’époque Shang, il devient le motif le plus représenté sur les bronzes et les jades. Le dragon, dont l’iconographie a beaucoup évolué depuis le néolithique, est souvent accompagné du kui, un buffle à une patte dépourvu de cornes, qui correspond à une forme très simplifiée du dragon. On le retrouve sur deux catégories d’objets en bronze ou en jade : les outils et armes, et les objets rituels. Ces objets rituels, démontrant la supériorité hiérarchique du roi des Shang sur les autres seigneurs, ainsi que son pouvoir religieux, pouvaient répondre à diverses fonctions : utilisés dans le cadre de sacrifices pour les divinités, de cérémonies en l’honneur de la venue de personnages importants ou pour célébrer des victoires. Ces objets illustrent des légendes, avec des êtres fantastiques ; les dragons qui peuplent cette imagerie légendaire sont ainsi liés à de nombreux symboles qui enrichissent son iconographie.

Le bassin rince-doigts tombeau de Dame Hao ( Relevé du décor). Bronze. Dynastie Shang.env.1200 av. J.C. © Li Xiaohong.

Le bassin rince-doigts tombeau de Dame Hao (détail de la tête du dragon). Bronze. Dynastie Shang.env.1200 av. J.C. © Li Xiaohong.

Vase Lei avec dragon dressé sur le couvercle. Bronze. Dynastie Zhou (1050 et 771 av. J.C.). Environ 11ème s. av. J.C. ©Musée Cernuschi.

Les objets du tombeau de Dame Hao, l’épouse du souverain Shang, Wu Ding (1250 – 1191 av. J.C.), comptent parmi les exemples les plus caractéristiques de la production de bronzes Shang, mêlant technique de bas-relief et ronde-bosse. Un bassin rince-doigts, portant l’inscription du nom de Dame Hao, figure un grand dragon, tel un symbole protecteur de la défunte. Il est représenté avec une tête proéminente, dotée de cornes, et un long corps serpentiforme recouvert de méandres dits en T, typiques des animaux aquatiques, avec des arêtes dorsales. Ce grand dragon est accompagné d’autres animaux sur le pourtour du bassin : oiseaux, poissons et dragons kui semblent se suivre lorsque l’eau du bassin est mise en mouvement. Cette course symbolise l’énergie protectrice du dragon. Parmi les autres motifs qui accompagnent le dragon, on retrouve encore le taotie. Représenté avec une tête sans corps à la lèvre supérieure exagérée et sans lèvre inférieure, il est réputé dévorer les gens. Il s’agit d’une iconographie animalière surnaturelle, elle est souvent représentée sur les bronzes, parfois associée avec le motif du dragon.

A l’instar du vase lei acquis par Henri Cernuschi, plusieurs objets présentent un couvercle figurant un dragon en ronde-bosse, au corps serpentiforme, dressé sur ses pattes, avec une tête aux yeux proéminents, deux cornes en forme de « bigorneau » et des arêtes dorsales. Ce modèle pourrait avoir été conçu à partir de prototypes en céramiques qui figuraient un dragon serpentiforme enroulé sur lui-même. Le décor de ces vases est typique du développement décoratif sous les Shang. Les dragons, taotie, kui et autres créatures hybrides sont accompagnés par des motifs de nuages et d’éclairs. La multiplication des motifs sur les récipients en bronze avait pour objectif de produire un effet effrayant dans le but d’enseigner quels étaient les esprits maléfiques qu’il fallait craindre.

Il existe d’autres formes hybrides, telles que le double-dragon représenté sur un vase gui, figurant sur son couvercle deux têtes de dragon se faisant face, l’une avec une paire de cornes en forme de bigorneau et l’autre avec une paire de cornes en forme de phallus, tandis que la panse figure leurs queues entrelacées, avec des kui utilisés comme motif de remplissage. Ce motif est interprété comme une représentation de l’union du yin et du yang, qui symbolise l’harmonie et la fécondité.

Les méandres qui figurent sur les corps ou autour des dragons sur les vases en bronzes sont de différents types : en  «C», en  «S» ou encore en  «T » ; vides ou remplis, selon la symbolique du yin et du yang. Ces méandres peuvent être rapprochés des caractères jiaguwen, associant une idée à un motif. Ils représentent ainsi les nuages ou la foudre, et s’associent aux représentations du dragon.

Différents motifs de méandres relevés sur des bronzes. © Li Xiaohong.

Vase You (dit la Tigresse). Bronze. Dynastie Shang (1500-1050 av. J.C.). Probablement du 11ème s. av. J.C. ©Musée Cernuschi.

Détail du dragon gravé à la base du vase You (dit la Tigresse). Bronze. Dynastie Shang.(1500-1050 av. J.C.). Probablement du 11ème s. av. J.C. ©Musée Cernuschi.

La Tigresse de Cernuschi, un vase you destiné à contenir de l’alcool pour des pratiques rituelles, est un autre exemple remarquable des bronzes de l’époque Shang. Représentant un félin la gueule ouverte, enserrant une figure humaine contre son poitrail, cet objet a suscité l’intérêt de nombreux chercheurs et donné lieu à de multiples interprétations. Il pourrait s’agir de la représentation d’un chamane de l’époque Shang entrant en communication avec les dieux, ici symbolisés par le tigre. Il pourrait encore s’agir d’un sacrifice, dans un rituel pour éloigner les mauvais esprits ou pour la prospérité du pays. La représentation d’un imposant taotie pourrait signifier qu’il faille punir ceux qui prennent aux autres. Sous les Shang, la guerre appelle à un sacrifice et la victoire à une célébration rituelle.

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